
C’est à peu près à cette époque que commence l’histoire des Terre-Neuvas qui ne s’est terminée qu’à la fin du XXe siècle, quand la morue a quasiment disparu des côtes canadiennes. A la faveur des grandes découvertes, la navigation a fait des progrès et les ports de Normandie et de Bretagne Nord arment pour la pêche dans les eaux froides de Terre-Neuve des bateaux qui appareillent au printemps et ne reviennent qu’à l’automne. Les pêcheurs de Bretagne Sud et d’Aquitaine ont assez à faire avec la sardine, le thon ou les crustacés et n’ont pas besoin de s’aventurer si loin. Mais les Espagnols et surtout les Portugais croiseront les bateaux malouins dans les parages. On trouvera toujours le récit de quelques incidents, mais on peut dire que les marins ont toujours été solidaires. La mer est assez hostile comme ça pour qu’on n’en rajoute pas à ses dangers en se chamaillant…
Les futurs capitaines étaient repérés parmi les marins qui avaient comme on dit aujourd’hui du « potentiel ». Gestion des ressources humaines de l’époque… Après quelques campagnes de pêche, ceux qui étaient toujours motivés et avaient fait leurs preuves entraient en formation théorique dans une école de navigation à Brest. Les capitaines à qui les armateurs confiaient des bateaux avaient aussi la charge de recruter des marins. Malgré les revenus substantiels que les marins percevaient en fin de campagne, les candidats n’étaient pas si nombreux : c’était des gars de la côte qui avaient besoin d’argent et aussi des fils de paysans curieux de découvrir le grand large. On trouvait aussi parmi les matelots, des jeunes enrôlés contre leur gré ou embarqués ivres-morts Ceux qu’on appelait les shangaïés… Des enfants aussi étaient enrôlés comme mousses le lendemain de leur communion. Et tout ce monde recevait son paquetage : un béret, des sabots, un « cirage », vêtement de toile rêche enduit de cire pour le rendre imperméable, ancêtre du ciré.
Jusqu’à l’arrivée sur les bancs, la vie était monotone à bord. Les plus anciens apprenaient aux novices à nager. A nager ? Nager sur un bateau de pêche, ce n’est pas se mouvoir dans l’eau, c’est ramer : coincer les avirons dans les dames de nage et les plonger dans l’eau pour déplacer le doris. Le doris, c’est la petite embarcation de 4 mètres que l’on mettait à l’eau du bateau terre-neuvier une fois arrivé sur les lieux de pêche, les fameux bancs de Terre-Neuve. Deux hommes à bord pêchaient toute la journée avec des lignes boëttées au bulot et revenaient à couple du navire le soir, un peu avant si le doris était plein de poissons. Les morues étaient étêtées, vidées, tranchées en filets et posées dans le sel. Les têtes étaient mises de côté, à la disposition des marins pour les langues et les joues. Chacun ses quartauts, sorte de barrique, et il n’est pas question de piquer dans ceux des autres. Les langues de morue sont posées entre deux couches de sel, puis quand le quartaut est aux trois-quarts pleins, on le remplit avec des joues, morceaux plus fragiles et qui devaient être sur le dessus pour ne pas être écrasés. C’était l’occupation du retour pour améliorer le revenu du marin. On dirait aujourd’hui : pour se faire un peu de black. Les plus courageux — ou les plus résistants à la fatigue — descendent à terre leurs quartauts et parcourent la campagne pour vendre ou troquer les langues et les joues de morue hautement appréciées dans la vallée de la Rance et même au-delà.
Vin à l’Ouest, cidre à l’Est
La Vallée de La Rance, est surnommée la Vallée des Singes. Le singe sur un bateau de pêche, c’est le patron, le commandant. On dit le « singe », mais pas tellement. Beaucoup moins qu’on ne dit le « pacha » pour le commandant d’un bateau militaire ou le « vieux » ou le « tonton » pour le commandant d’un bateau de commerce. Le plus souvent sur un bateau de pêche, on dit « le patron » et l’expression « Vallée des Singes » ne vient pas du fait qu’on trouvait beaucoup de patrons de pêche dans la Vallée de la Rance. D’ailleurs, on n’en trouvait pas beaucoup, sauf à Plouër-sur-Rance. La plupart des commandants habitaient Saint-Malo, Saint-Servan ou Paramé et la vallée de la Rance ne commence qu’à Saint-Jouan-des Guérets sur la rive droite et La Richardais sur la rive gauche. On disait « ce marin vient de la Vallée des Singes », parce que les marins de cette région étaient à l’aise pour grimper dans la mâture.
Sans doute il y a-t-il une part de légende dans cette renommée, mais elle pourrait être fondée sur deux observations : la première est que les marins pêcheurs de l’Est de la Bretagne étaient plutôt plus jeunes que ceux du Finistère ou du Morbihan. Les marins pêcheurs de l’Ouest de la Bretagne exerçaient le métier toute leur vie. Leur espérance de vie n’était certes pas bien longue, mais c’est un autre sujet. Les marins de l’Est de la Bretagne se reconvertissaient assez vite au dans la navigation de commerce ou dans l’agriculture, plus rentable dans les zones côtières du pays malouin et dans le bassin de Rennes qu’en Basse-Bretagne si l’on fait exception du Léon. Deuxième raison : les gars de la Vallée de la Rance buvaient moins que les Finistériens. Du moins, ils ne buvaient que du cidre, quand les Finistériens, les Morbihannais et les Nantais s’étaient mis au vin rouge exporté par les Espagnols. Ou produit localement du temps pas si lointain où la vigne donnait en Bretagne Sud un vin acceptable.
Quoiqu’il en soit, les gars de la Vallée des Singes avaient dans les haubans et la mâture la main ferme et le pied sûr…
La grande aventure de la pêche sur les bancs de Terre-Neuve s’est terminée avec l’épuisement de la ressource qui n’est pas à la veille de se reconstituer même si le Canada protège ses eaux territoriales.
Jusqu’à Dinan, c’est la mer
La Vallée de la Rance fermée par le barrage de l’usine marémotrice est un des plus beaux estuaires que l’on puisse découvrir. Malgré l’envasement contre lequel les pouvoirs publics et EDF se mobilisent sous la pression des associations de riverains, c’est une des premières zones du Grand Ouest pour l’accueil des bateaux de plaisance. De l’écluse du barrage de la Rance, on peut prendre un mouillage à La Richardais, à Saint-Jouan des Guérets, au Minihic, à Langrolay ou à Saint-Suliac, classé plus beau village de France en 1999. Si on préfère s’amarrer à un ponton, le restaurant Jersey Lillie vient de rouvrir à Jouvente en Pleurtuit. A Plouer-sur-Rance, à dix milles au sud de Saint-Malo, on a le choix entre les pontons et les mouillages. Le port de la Hisse à la Vicomté sur Rance est à une petite heure de navigation, après le passage d’une deuxième écluse. Au-delà, c’est tout en méandres jusqu’à Dinan dont le port au bas de la ville a été récemment rénové. On découvre la ville médiévale en montant le Jerzual qui était autrefois l’avenue qui reliait le port à la cité entourée de remparts.
Pour peu que la mer soit un peu agitée dans le golfe de Saint-Malo, c’est une bonne option pour les plaisanciers de remonter la Rance jusqu’à Dinan, d’autant que le permis fluvial n’est pas exigé avant le passage du vieux pont.
Même si la mer est calme, il faut à pied, à cheval, en voiture et surtout en bateau, découvrir l’estuaire de la Rance.

Appelez la « Vallée des Singes », personne ne sera offensé et vous passerez pour un descendant de terre-neuvas...
