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INTERVIEW. Quatre fois vainqueur de la coupe de l'America, Christian Karcher, suit le Vendée Globe avec attention. Selon lui, le Vendée Globe est une course incroyable, et les progrès réalisés sur les bateaux le surprennent un peu plus chaque jour.
Figaro Nautisme. - Comment jugez-vous la course?
Christian Karcher. - Ce n'est que mon avis de personne extérieure, mais pour moi, avant d'être une course, c'est une aventure. Ces gars qui partent risquent leur vie. C'est aussi fort à vivre pour ceux qui sont derrière que pour ceux de devant. Le rythme devant est d'ailleurs très étonnant. Je n'ai pas eu le temps, mais je voulais comparer la vitesse du duo de tête avec celle du Commodor Explorer de Bruno Peyron de 1992. Je pense qu'elle est sensiblement la même. C'est impressionnant de voir qu'un monocoque avec un seul homme à bord peut aujourd'hui aller aussi vite qu'un multicoque il y a 20 ans avec 7 membres d'équipage.
Le Pacifique est-il plus compliqué que l'Indien?
Le passage du Pacifique va être très intéressant. Le problème de l'Indien, ce sont les mers croisées, qui sont très cassantes pour les bateaux. Isabelle Autissier en a fait la mauvaise expérience il y a 20 ans. Dans le Pacifique, la mer est plus creuse, plus plate mais les skippers rentrent dans le plus grand désert du monde.
Que pensez-vous des portes des glaces?
Alain Gautier est quelqu'un de très sage et je pense qu'il a une bonne vision des choses. Il dit lui-même que ce qui est embêtant c'est le risque de passer justement dans des mers croisées alors si on évite le risque que représente les icebergs pour s'exposer au risque d'une mer cassante, c'est remplacer un problème par un autre. Je pense que philosophiquement, on perd peut-être une partie du côté Aventure, l'Aventure, c'est un point de départ, un point d'arrivée et c'est tout. Il y a aussi la stratégie météo qui est touchée a priori. Jean-Pierre Dick disait qu'il faisait ses stratégies météo sur 5 jours. Or, si vous mettez deux portes à 3 jours d'intervalle, c'est la fin de la magie de la stratégie météo, chose à laquelle je ne connais pas grand-chose et que j'admire. Malgré tout, ça ne fausse en rien le résultat de la course: seul le trajet est changé. La direction de course a eu des décisions à prendre et si on prend le départ, c'est qu'on accepte les règles.
Pensez-vous à disputer le Vendée Globe un jour?
En trois mots, non, non et non. Il y a tout d'abord une raison physique. Après 12 ans de rugby, 20 ans de coupe de l'America et 18 opérations, faire le Vendée Globe m'est impossible puisque si je le fais, j'en meurs et je n'en ai pas franchement envie. Deuxième raison, je ne suis pas fondamentalement un solitaire. Gagner quelque chose en solitaire, c'est sûrement quelque chose d'extraordinaire mais je trouve que gagner en équipage est exponentiellement extraordinaire. Partager ses victoires avec ses coéquipiers, c'est quelque chose d'exceptionnel.
Quels sont les skippers que vous suivez particulièrement? Voyez-vous des favoris?
J'adore la discrétion de notre suisse-breton national Bernard Stamm. Sinon, il y a aussi Jean Le Cam qui, sur chacune de ses interventions, me fait mourir de rire. Quand il est éjecté de son siège (le mercredi 19 décembre), c'est quelque chose de dangereux à la base mais son récit est tellement drôle qu'on en oublie le risque. Je passe pas mal de temps sur Internet à regarder les vidéos des skippers, je trouve ça génial. Pour ce qui est des favoris, il est impossible de se prononcer même si les deux jeunes devants tiennent un rythme incroyable.
Vous parliez au début du Vendée Globe de l'importance de l'équipe qui est derrière le marin. Qui a selon vous la meilleure équipe derrière lui?
Même si Le Cléac'h est très discret, je pense qu'il gère bien sa course et qu'il a un bon soutien derrière lui. François Gabart a fait un magnifique travail en amont en confiant à la dernière équipe vainqueur la supervision de son bateau. C'est très intelligent d'avoir travaillé avec Michel Desjoyeaux et je pense que ça lui sert énormément. De mon point de vue, c'est très important de rappeler qu'il y a toujours une équipe derrière un skipper, même en solitaire.
On entend beaucoup que le Vendée Globe et la Route du Rhum sont trop médiatisés en France au détriment de la Volvo ou la Coupe de l'America. Êtes-vous d'accord avec ça?
Je ne peux qu'être d'accord. Dans l'Hexagone, la Route du Rhum et le Vendée Globe ont pris le pas, parce que je pense que le sectarisme franco-français veut que la voile se résume au solitaire et au monocoque. En plus, on a des Français qui gagnent mais c'est comme des Américains contents de gagner le championnat de foot américain ou des Anglais qui gagnent la coupe du monde de cricket. Gagner ne suffit pas. Je peux vous citer plein de marins français avec un grand palmarès sur la coupe de l'America qui sont des inconnus du grand public.
Et quand on voit que 19 personnes réputées du monde de la voile (le jury du marin de l'année) désignent Franck Cammas comme marin de l'année et que pas un seul n'ose dire que c'est une équipe de 55 personnes qui a réellement gagner la Volvo, ça montre bien qu'on n'est pas prêt d'améliorer cette mentalité. Après, ce n'est que mon point de vue, je ne veux pas jouer au donneur de leçon, je n'ai aucune légitimité pour ça.
Que peut apporter la victoire de Groupama dans la Volvo Ocean Race?
Malheureusement pas grand-chose à mon avis. Ça peut au pire vexer les anglo-saxons qui pourraient saborder la course. De toute façon j'ai l'impression que la Volvo part dans le mur. Ils pensent à de la monotypie, ce serait la mort du rêve. La monotypie est une idéologie ridicule, ça ne réduit pas les coûts mais ça réduit le nombre de concurrents au départ d'une course. Si on avait de la monotypie sur le Vendée Globe, il n'y aurait eu que 8 bateaux au départ de cette édition.
Vous avez parlé de la difficulté de rester lucide lorsque l'on est leader. Comment voyez-vous François Gabart et Armel Le Cléac'h sur ce point?
La grande intelligence et la lucidité, c'est de ne pas pousser trop son bateau. Lorsqu'on est au coude à coude comme Le Cléac'h et Gabart, on risque de se laisser emporter par la bagarre pour gagner 0,1 noeud. Rester serein est très difficile. Pour moi un bon marin très lucide, c'est Jean-Pierre Dick. Il était à la lutte avec les deux autres de devant mais il a eu un souci et il l'a admis, il n'a pas pris de risque. Quand vous parlez avec lui maintenant, il a la voix posée et calme, il sait ce qu'il fait.
L'un des deux leaders est-il mieux placé selon vous?
Je pense qu'avoir déjà fait le tour une fois sera un petit plus pour Armel Le Cléac'h. Mais Gabart s'est très bien préparé notamment avec l'équipe de Michel Desjoyeaux, c'est aussi un petit plus donc ils sont à égalité. Jean-François Deniau disait que gagner une course c'est ne pas faire trop d'erreur mais c'est surtout que la mer vous a laissé passer. Celui qui gagnera aura eu les grâces de l'océan. En tout cas, leur rythme me bluffe, on dirait qu'ils sont dans un match racing mais sur le long terme.