Déferlement d'animaux enragés, de terroristes et/ou de clandestins, perte de la sacro-sainte insularité: les phobies et scénarios catastrophes abondaient avant l'inauguration du tunnel sous la Manche le 6 mai 1994, côté britannique où l'on reconnait 20 ans après plus de peurs que de mal.
Les adversaires du projet sur la rive nord du bras de mer redoutaient pêle-mêle une recrudescence du trafic de drogue, l'apparition du mildiou dans le verger du Kent, l'invasion d'araignées françaises ou de redoutables mites tueuses d'abeilles.
D'autres craignaient une concurrence fatale pour les car-ferries entre Douvres et Calais, l'apparition de hordes de camions dans la campagne anglaise ou une faillite rapide d'Eurotunnel.
Les hypothèses les plus cauchemardesques portaient sur un effondrement des galeries souterraines du fait d'inondations, d'un tremblement de terre, d'un attentat ou d'un incendie meurtrier.
Le 10 février 1986 - huit ans avant l'inauguration officielle-- le secrétaire d'Etat aux Transports Nicholas Ridley s'adressait en ces termes aux députés sceptiques : "La rage va-t-elle arriver? Les Russes vont-ils nous envahir en empruntant le tunnel? La Grande-Bretagne ne devrait-elle pas rester une île? J'éprouve de la compassion à l'exposé de ces arguments émotionnels, mais je ne veux pas croire qu'ils soient rationnels".
A moitié convaincus seulement, certains députés ont proposé de sceller les vitres des voitures du train pour éviter que des voyageurs indélicats ne jettent leurs détritus pendant la traversée, et n'attirent ainsi les renards et autres nuisibles.
De fait, un animal sauvage enragé a bien été retrouvé en 1996 sur une plage du sud de l'Angleterre. Une première depuis 1922. Les services vétérinaires ont cependant établi que la chauve-souris de l'espèce insectivore Daubenton, commune en Europe et notamment en France, était porteuse d'un virus non transmissible aux mammifères chiens, chevaux ou renards. Surtout, elle avait emprunté la voie des airs pour franchir la Manche.
EN 1994, John Noulton, directeur de la communication d'Eurotunnel quelque peu à court d'arguments rassurait pour sa part les claustrophobes, faisant valoir que si le tunnel était indubitablement obscur, les conditions pour les de voyage seraient similaires dans les voitures des trains sous la Manche et "dans l'habitacle spacieux des avions de nuit".
- "Beaucoup de bruit pour rien" -
En 2014, les partisans d'Eurotunnel paraphrasent volontiers le dramaturge William Shakespeare pour souligner qu'on a fait à l'époque "beaucoup de bruit pour rien".
Certes, il y a eu l'incendie d'une navette-fret en novembre 1996. Ou la tentative concertée de centaines de clandestins du centre de Sangatte (France) de s'engouffrer dans le tunnel, au lendemain du jour de Noël 2001. Mais hormis quelques incidents, ratés et retards, le bilan est globalement positif.
Il y a 20 ans, une plaisanterie voulait qu'en cas de brouillard sur la Manche, les Britanniques considéreraient le continent coupé de l'Angleterre.
Aujourd'hui, ces îliens vivent mal une grève ou une paralysie du trafic. Les médias ont largement fait écho à la colère des Londoniens "piégés" du fait de la suspension des navettes ferroviaires et vols transManche, au plus fort de l'hiver 2009.
En 1994, 75% d'entre eux indiquaient dans les sondages ne pas envisager de passer en France sous la mer.
Psychologues et psychiatres étaient consultés sur l'éventuel traumatisme qu'entraînerait un ancrage au continent, assimilé à la greffe d'un cordon ombilical.
En octobre 2012, année des jeux Olympiques de Londres qui ont pleinement profité des dessertes via "le Shuttle", Eurotunnel a fêté son 300 millionième passager.
Une menace ancestrale s'est évaporée. Les responsables de la défense britannique s'étaient mobilisés contre le projet de tunnel caressé en 1802 par Napoléon Bonaparte, leur ennemi public n°1.
En 1858, le Premier ministre Lord Palmerston s'opposait au creusement de galeries en s'exclamant "Pourquoi raccourcir une distance que nous trouvons déjà trop courte?"
Et en 1887, un article de la Revue-Magasin de Normandie s'étonnait "des craintes tout à fait inattendues et chimériques des autorités militaires de la Grande-Bretagne".
Aujourd'hui, Londres et Paris s'affichent un partenariat de défense exemplaire.
Mais les europhiles qui entrevoyaient voici 20 ans la lumière au bout du tunnel, après des siècles de "splendide isolement", pourraient être déçus. A l'horizon 2017, les Britanniques diront par référendum s'ils veulent --ou pas-- rester en Europe. Et ils sont tentés par une rupture d'avec le continent.