
Sous les quais de la Seine, un dédale de tuyaux colorés oeuvre à marche forcée: depuis 1991, l'eau du fleuve est pompée pour créer du froid dans plus de 800 bâtiments, dont le Louvre, où le système offre une alternative à la climatisation et fonctionne à plein en cette période de canicule.
"Mais c'est comme dans Batman !" s'exclame un passant du très chic et touristique 8e arrondissement de Paris, au moment où une plaque aux allures de bouche d'égout se soulève lentement, dévoilant un escalier en colimaçon vers les profondeurs.
Plusieurs dizaines de mètres plus bas s'étend le plus grand réseau de froid d'Europe.
Ce type de système est ancien: le siège de l'ONU à New York se refroidit avec l'East River depuis les années 1950. Mais il nécessite tant de planification urbaine et de travaux qu'il reste rare. La France n'en comptait qu'une quarantaine en 2023.
Le procédé est le même que pour un réseau de chauffage urbain mais agit de manière inversée, via un système d'échangeur thermique entre les canalisations du réseau de froid et celles du réseau interne du bâtiment.
Mais contrairement à la climatisation conventionnelle, il ne rejette pas d'air chaud dans les rues, et offre d'importants gains de consommation énergétique (-50%), d'eau (-65%), d'utilisation de produits chimiques (-80%) et d'émissions de CO2 (-50%), indique Fraîcheur de Paris, une société codétenue par Engie, qui gère une centaine de réseaux de froid à l'étranger dont Barcelone, Singapour et Dubaï, et la RATP.
- "Maladaptations" -
"Hier on a battu notre record absolu" en termes de puissance déployée, avec 235 mégawatt, a annoncé mardi à l'AFP, Raphaëlle Nayral, secrétaire générale de Fraîcheur de Paris.
"Dès 9h du matin, on était sur l'équivalent de la demande d'une journée pleine l'été dernier en plein coeur des Jeux olympiques", sachant que la demande atteint son maximum entre 16h et 18h, a expliqué la responsable, qui s'attend à battre un nouveau record aujourd'hui, alors que les températures pourraient avoisiner les 40 degrés dans la capitale.
"Avec les thermomètres qui s'envolent, les villes ont besoin (...) de remplacer les solutions autonomes" comme les climatiseurs individuels, qui contribuent à réchauffer encore davantage l'atmosphère et sont "des maladaptations", explique Mme Nayral.
"À Paris, où les vagues de chaleur pourraient faire monter le thermomètre jusqu'à 50°C en 2050, si on n'offre pas d'alternative" à la climatisation, "on rendra cette ville complètement inhabitable", dit-elle.
Dans des zones fortement équipées en climatisations, les études montrent qu'elles peuvent augmenter de l'ordre de 0,5°C la chaleur des centres urbains, avec des projections jusqu'à +2 à 3°C si le taux d'équipement continue de progresser. Elles représentent par ailleurs 7% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, selon l'ONU, notamment car les gaz réfrigérants, très réchauffants pour l'atmosphère, ont tendance à fuir.
Les 12 centrales de production de froid à Paris envoient, via 110 km de conduites souterraines, de l'eau refroidie à environ 4°C vers les 867 sites abonnés, dont l'Assemblée nationale.
L'été, la Seine sert de refroidisseur naturel aux "groupes froid" des immeubles. Et quand sa température est inférieure à 8-10°C, le simple échange thermique avec le fleuve permet de rafraîchir directement le réseau de distribution, ce qui reste utile en hiver aux salles de serveurs ou aux centres commerciaux.
- Doubler le réseau -
Dans la station du 8e arrondissement, étendue sur 4 étages et 30 mètres de profondeur, l'eau pompée dans la Seine circule dans un réseau de cuves noires et de gros tuyaux verts dans un vacarme strident.
Le processus est soumis à de nombreuses normes: l'eau de la Seine ne doit jamais entrer en contact direct avec celle des circuits de refroidissement et ne doit pas être rejetée dans le milieu naturel s'il y a plus de 5°C d'écart avec le fleuve, pour ne pas augmenter sa température et endommager son écosystème.
À Paris, ce réseau de froid dessert principalement des bâtiments tertiaires (bureaux, grands magasins, musées, salles de spectacles, etc.).
Mais l'idée est de l'étendre à des maisons de retraite, écoles ou crèches.
"D'ici 2042, le réseau devrait être plus que doublé, avec 245 km de réseaux de distribution", explique Mme Nayral.
Pour les particuliers, cela sera "à plus long terme", en raison des multiples rénovations nécessaires pour raccorder les immeubles d'habitation au réseau.