
L’enfant du Yunnan devenu maître des océansZheng He naît en 1371 dans une province du sud-ouest de la Chine, le Yunnan. Fils d’une famille musulmane d’ascendance mongole, son destin bascule lorsqu’il est capturé enfant par les troupes de l’empereur Ming. Castré – comme tant d’autres garçons destinés au service impérial – il est envoyé à la cour de l’empereur Yongle, où il entre au service du prince Zhu Di. Ce dernier, ambitieux et avide de pouvoir, accède au trône en 1402 après un coup d’État sanglant et devient l’empereur Yongle, l’un des souverains les plus audacieux de la dynastie Ming. Zheng He devient son homme de confiance, à la fois bras droit et instrument d’une politique d’expansion et de prestige.
Une armada titanesque pour impressionner le mondeEn 1405, à la demande de l’empereur, Zheng He prend la tête d’une flotte sans équivalent dans l’histoire. Plus de 300 navires, dont les légendaires "bateaux trésors" qui mesuraient jusqu’à 120 mètres de long, transportent soldats, diplomates, savants, médecins, traducteurs, mais aussi soie, porcelaine et objets d’or. L’objectif est clair : affirmer la puissance de la Chine Ming sur les mers, établir des relations diplomatiques, sécuriser les routes commerciales... et impressionner les royaumes lointains.Durant plus de 28 ans, Zheng He mènera sept grandes expéditions, s’aventurant jusqu’aux côtes de l’Afrique de l’Est, passant par l’Indonésie, l’Inde, la péninsule arabique, Ceylan (Sri Lanka), le golfe Persique et le Kenya. À chaque escale, la flotte chinoise est accueillie avec émerveillement, crainte ou curiosité. Premier voyage (1405–1407) Le 11 juillet 1405, la flotte impériale quitte Nankin. C’est un départ historique : plus de 27 000 hommes embarqués sur 317 navires, une logistique à couper le souffle. Direction : l’Asie du Sud-Est, l’Inde, puis Ceylan (Sri Lanka).À Java, Sumatra, puis à Calicut, Zheng He tisse les premiers liens diplomatiques. Il y distribue soie, porcelaine, et autres trésors impériaux, tout en recevant des produits locaux et des ambassades venues reconnaître la puissance chinoise. Ceylan, en revanche, résiste. L’amiral capture son roi hostile et le ramène à la cour de Chine – un message clair : la grandeur impériale ne souffre aucune opposition.Deuxième voyage (1407–1409) Ce second périple est plus court et plus ciblé. Il s’agit de consolider les alliances établies, renforcer l’influence chinoise sur les détroits stratégiques et sécuriser les routes commerciales. Zheng He continue d’installer des relais diplomatiques, tout en éliminant les pirates qui menacent les voies maritimes en mer de Chine et autour de Malacca.Troisième voyage (1409–1411) Cette fois, Zheng He retourne à Ceylan avec une mission claire : mettre un terme à l’insoumission du roi Alakeshvara, qui continue de défier l’autorité chinoise. Une campagne militaire éclate. L’amiral sort vainqueur, capture le roi et impose un souverain plus favorable à la Chine. Cet épisode prouve que les expéditions ne sont pas que pacifiques : elles ont aussi une visée stratégique et militaire.

Quatrième voyage (1413–1415) C’est le grand saut : la flotte atteint pour la première fois la péninsule arabique. En passant par l’Inde, Zheng He accoste à Ormuz (Iran), centre névralgique du commerce entre l’Orient et l’Occident. Il pousse jusqu’à Aden (Yémen), et peut-être jusqu’à La Mecque – bien que les historiens débattent encore sur ce point.Il ramène à la cour des animaux exotiques, dont une girafe offerte par le royaume de Malindi (actuel Kenya). À Pékin, l’animal suscite l’étonnement. Il est vu comme un qilin, créature mythologique chinoise symbole de paix. Le monde entier semble à portée de la Chine.Cinquième voyage (1417–1419) Zheng He retourne sur les côtes africaines, sans doute jusqu’au sultanat de Mogadiscio (Somalie) et au royaume de Malindi. Il approfondit les liens avec les royaumes arabes et africains, tout en renforçant le rôle de la Chine comme centre du monde commercial. Ce voyage témoigne d’une chose : l’empire Ming ne se contente plus de rayonner, il veut régner sur les échanges globaux.Sixième voyage (1421–1422)L’empereur Yongle est à l’apogée de son règne, et Zheng He, au sommet de sa carrière. La sixième expédition sert à maintenir les relations tributaires avec les nations visitées. Le voyage couvre une multitude de ports entre l’Asie du Sud-Est et l’Afrique de l’Est. Mais en coulisses, des tensions montent : la mort de l’empereur approche, et ses successeurs ne partagent pas la même passion pour la mer.Septième voyage (1431–1433)Après une longue pause imposée par les bouleversements politiques à la cour, Zheng He reprend la mer. Il a plus de 60 ans, mais son ambition reste intacte. Ce voyage est un chant du cygne, une ultime tentative de rallumer la flamme des relations internationales, alors que la Chine commence à se refermer sur elle-même.Il revisite les anciennes escales, reçoit encore des hommages, et meurt en mer, sans doute au large de Calicut ou dans l’océan Indien. Selon la tradition, son corps aurait été immergé selon les rites maritimes musulmans. Son navire, immense et silencieux, poursuit alors sa route, comme un fantôme majestueux glissant vers l’horizon.
Un explorateur... et un messager impérialZheng He n’est pas un conquérant. Contrairement aux explorateurs européens qui suivront un siècle plus tard, il n’érige ni colonie, ni empire. Il vient en représentant, en ambassadeur de l’empereur, apportant des présents, signant des traités, mais laissant derrière lui une image de grandeur pacifique – du moins dans la plupart des cas. Certaines résistances locales seront matées par la force, comme à Sumatra ou à Ceylan, preuve que cette diplomatie reposait aussi sur le prestige militaire.Ses voyages sont autant politiques que symboliques. Ils répondent à une volonté de rayonnement : le monde devait savoir que la Chine était au sommet de sa puissance, capable d'envoyer des flottes colossales jusqu'aux confins des mers connues. Il s’agissait aussi de rétablir le tribut des royaumes étrangers, cette forme ancienne de diplomatie où les autres nations reconnaissaient la supériorité de l’empire du Milieu en échange de faveurs commerciales.

Le chant du cygne de la Chine maritimeLa mort de l’empereur Yongle en 1424 marque le début du crépuscule pour Zheng He. Ses derniers voyages se déroulent dans un climat politique moins favorable. Le nouvel empereur, plus soucieux de défendre les frontières terrestres que de dominer les mers, restreint progressivement les expéditions. Zheng He meurt en mer, probablement en 1433, lors de sa septième et dernière mission. Son tombeau symbolique se trouve à Nankin, mais son corps repose quelque part dans l’océan, éternellement lié à son royaume liquide.Peu après sa disparition, les chantiers navals ferment, les cartes sont brûlées, les voyages interdits. La Chine se referme sur elle-même, abandonnant sa suprématie maritime pendant que l’Europe, elle, s’apprête à prendre le relais des grandes explorations.
Zheng He, l’héritage d’un géant oubliéPendant des siècles, Zheng He fut oublié ou ignoré dans les manuels d’histoire, éclipsé par les conquistadors européens. Pourtant, il fut un pionnier, un maître de la navigation avant l’heure, un diplomate des mers et le symbole d’une Chine ouverte, ambitieuse, tournée vers l’extérieur.Aujourd’hui, il est redécouvert comme une figure nationale en Chine, honoré par des statues, des musées, et même des navires militaires qui portent son nom. Son histoire, aussi fascinante que méconnue, rappelle que les routes de l’exploration n’ont pas été tracées par l’Europe seule – et qu’au XVe siècle, l’homme le plus puissant sur les océans ne parlait pas portugais ou castillan, mais chinois.