Azzurra et l’America’s Cup : comment l’Italie est entrée dans la légende de la voile mondiale

Une ambition née bien avant l’eau bleue de Newport
L’idée ne surgit pas du néant. Dès les années 60, Gianni Agnelli, figure emblématique de l’industrie italienne et président de Fiat, nourrit une fascination pour la plus vieille compétition sportive internationale. En 1962, il assiste même aux régates depuis le yacht présidentiel américain, aux côtés de John F. Kennedy à Newport. Deux ans plus tard, il envisage sérieusement de lancer une campagne italienne. Mais les obstacles dressés par le defender américain le poussent à ranger l’idée au placard... pour un temps.
C’est en 1980 que tout redémarre. Avec ses amis Pasquale Landolfi et Mario Violati, Agnelli explore les options de rachat d’un 12 mètres après la Coupe disputée à Newport cette année-là. Leur cible : Enterprise, le bateau de réserve du syndicat Freedom de Ted Turner et Dennis Conner. Le trio, accompagné du jeune architecte naval Nicola Sironi, entame des discussions à New York avec Ed du Moulin, représentant du New York Yacht Club.
Le coup d’éclat de l’Aga Khan
Mais c’est une rencontre inattendue qui fait basculer le projet dans une autre dimension. En 1981, lors d’un rendez-vous à Paris, le Prince Karim Aga Khan, président du Yacht Club Costa Smeralda, offre son soutien au défi. Quelques semaines plus tard, le défi officiel est lancé auprès du New York Yacht Club. L’équipe se structure alors autour de Luca Cordero di Montezemolo, un jeune entrepreneur qui deviendra quelques années plus tard président de Ferrari.
À la barre du projet sportif, Cino Ricci, navigateur romagnol réputé pour ses talents en match racing. Le choix du barreur se porte naturellement sur Mauro Pelaschier, double olympien (1972 et 1976), au charisme magnétique. L’homme devient rapidement une figure populaire, reconnaissable à sa barbe fournie et son sens inné de la vitesse.
Le projet prend forme dans une logique résolument nationale : le bateau est dessiné par Andrea Vallicelli, construit par Marco Cobau à Pesaro, et l’équipage est 100 % italien, recruté notamment par petites annonces dans la presse spécialisée. Même les couleurs parlent à tout un peuple : Gli Azzurri, en hommage aux héros de la Coupe du Monde de football. Le 19 juillet 1982, Azzurra est mise à l’eau à Pesaro sous les yeux de la princesse Salimah Aga Khan, marraine du bateau, et véritable soutien moral du projet.
De l’euphorie nationale à la scène mondiale
Dès l’annonce du défi, l’Italie s’enthousiasme. Azzurra devient un phénomène. Lors de la traversée de l’Atlantique pour rallier Newport, les journaux ne parlent plus seulement de voile, mais de fierté nationale. L’Aga Khan résume parfaitement l’état d’esprit du projet : « Nous aborderons ces régates extraordinaires avec l’humilité des nouveaux venus, mais avec la conviction que notre place est légitime. »
Et sur l’eau, l’équipe fait bien plus que défendre l’honneur tricolore. Grâce aux conseils du légendaire Tom Blackaller, l’équipage affine ses tactiques. Le bateau impressionne dès les premières régates, notamment face à Enterprise, devenu bateau d’entraînement. Bien réglée, bien menée, Azzurra montre une pointe de vitesse redoutable et enchaîne les victoires dès les premiers Round Robins de la Louis Vuitton Cup 1983, première sélection officielle de challengers de l’histoire.
Avec un score de 21 victoires pour 19 défaites, l’équipe atteint les demi-finales, où elle s’incline contre Australia II, futur vainqueur de l’épreuve. Une défaite de 1 minute et 39 secondes seulement. Pourtant, l’Italie ne retient pas le revers, mais le panache.
Un symbole plus fort que la victoire
À Newport, la campagne italienne marque autant par son style que par ses performances. Tenues soignées, fêtes fastueuses, présence remarquée dans la presse et jusqu’à un hélicoptère décoré aux couleurs d’Azzurra : l’équipe imprime une signature visuelle, élégante et assumée. Le retour en Italie est digne d’un triomphe romain. L’avion dérouté vers Olbia est accueilli par une foule en liesse. Pelaschier et Ricci deviennent des héros populaires. Agnelli et Montezemolo sont célébrés comme les visionnaires d’un nouveau chapitre sportif italien.
Azzurra a fait plus que courir après la Coupe : elle a donné envie à une génération de marins d’y croire. Elle a montré qu’un projet cohérent, national et ambitieux pouvait rivaliser avec les plus grandes puissances de la voile.
L’histoire ne s’arrête pas là. En 1987, Azzurra II revient dans la course. L’Italie aligne même deux syndicats avec le Italia de l’amiral Angelo Monassi pour le Yacht Club Italiano. En 1992, le Moro di Venezia de Raul Gardini devient le premier bateau italien à atteindre la grande finale. Et depuis 2000, Luna Rossa, soutenu par Patrizio Bertelli (PDG de Prada), incarne cette passion italienne avec deux autres campagnes victorieuses en challenger series.
Aujourd’hui, le Yacht Club Costa Smeralda poursuit l’héritage à travers Young Azzurra, un programme de soutien aux jeunes talents dans toutes les disciplines de la voile. Quant au voilier d’origine, il trône fièrement à Porto Cervo, témoin d’un rêve devenu emblème.
Et maintenant, Naples...
En 2025, la Coupe de l’America revient en Italie, cette fois à Naples. La ville, déjà hôte des America’s Cup World Series en 2012 et 2013, est qualifiée de « paradis » par Grant Dalton, patron d’Emirates Team New Zealand. Ce retour en Italie boucle un cycle entamé il y a plus de 40 ans.
Car si la Coupe est aujourd’hui une vitrine internationale, c’est en grande partie grâce à ceux qui, à l’instar de l’Aga Khan, Gianni Agnelli, Montezemolo ou Ricci, ont su transformer un rêve en épopée. Azzurra a permis à l’Italie de se rêver grande en mer. Et à force de croire, elle a trouvé sa place sur l’échiquier de la voile mondiale. Pas seulement dans les résultats, mais dans la mémoire collective.