
Figaro Nautisme : Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnent les modèles météorologiques et pourquoi les prévisions peuvent parfois être inexactes ?
A.V. : « La météorologie est avant tout une affaire de mathématiques ! Les prévisions s’appuient sur des modèles numériques basés sur des équations physiques complexes et alimentés par des données collectées à travers le monde. Ces modèles permettent de simuler l’évolution de l’atmosphère en fonction des observations météo. Cependant, malgré des progrès considérables en matière de puissance de calcul et de sophistication des algorithmes, ces prévisions restent soumises à des incertitudes.
La célèbre expression « la météo n’est pas une science exacte » résume bien cette réalité. L’atmosphère est un système chaotique où une infinité de paramètres interagissent. Les modèles doivent faire certaines approximations pour rendre les calculs réalisables, ce qui entraîne des écarts entre la prévision et la réalité. De plus, la couverture des observations météorologiques est inégale : si les continents sont relativement bien équipés en stations météorologiques et en capteurs, les océans et les régions désertiques souffrent d’un manque de données. Or, la qualité d’une prévision dépend fortement de la qualité des données initiales injectées dans le modèle. Une imprécision, même infime, dans ces conditions initiales, peut provoquer de grandes divergences dans l’évolution prévue du temps, ce que l’on appelle l’effet papillon. »
C.D. : « Depuis 1988, METEO CONSULT apporte son expertise météo aux plus grandes courses au large (Route du Rhum, Solitaire du Figaro Paprec, Transat Paprec, etc.). Dans cette discipline, les incertitudes météorologiques prennent une dimension encore plus critique. Les marins doivent s’appuyer sur les prévisions disponibles pour ajuster leur stratégie, mais aussi composer avec ces marges d’erreur inhérentes aux modèles. »
F. N. : Comment METEO CONSULT réduit-elle ces incertitudes météo ?
A.V. : « L’effet papillon est un défi permanent en météorologie, mais il peut être en partie maîtrisé grâce à l’approche des prévisions « ensemblistes ».
Imaginez une partie d’échecs : au lieu de ne considérer qu’un seul enchaînement de coups, vous explorez toutes les alternatives possibles pour mieux anticiper les résultats. Vous maximisez vos chances de réussite !
Dans le domaine météorologique, cela signifie générer plusieurs simulations en modifiant légèrement les conditions initiales et les paramètres des modèles. Nous utilisons ainsi plusieurs modèles météorologiques de référence, tels que le GFS (NOAA - USA), l’IFS (ECMWF - Europe), l’UKMO (MetOffice - UK), l’ICON (DWD - Allemagne), ainsi que d’autres modèles régionaux comme AROME (Météo France)et nos propres simulations. Chaque modèle ayant ses spécificités et forces, il est nécessaire de les confronter pour supprimer leurs biais respectifs.
On intègre ainsi diverses évolutions plausibles de l’atmosphère. En comparant ces différentes projections, nous obtenons une vision plus complète et probabiliste des tendances à venir. C’est le scénario de METEO CONSULT. »
C.D. : « Effectivement, cette approche a transformé la manière dont nous appréhendons la météo marine. Lorsque j’ai commencé à suivre les grandes courses transatlantiques en 2009, nous ne disposions que d’un modèle à maille relativement large (GFS) avec une résolution de 50 km. Cela rendait plus compliquée l’anticipation précise des effets côtiers comme les brises thermiques, les canalisations du vent dans les détroits ou encore les cellules orageuses. Les différences entre les prévisions et les conditions réelles étaient parfois importantes.
Aujourd’hui, grâce à l’augmentation de la puissance de calcul des supercalculateurs, nous avons accès à des modèles à maille fine, avec des résolutions allant jusqu’à 1 km. Cela change tout : nous pouvons désormais mieux anticiper les rafales, les grains liés aux fronts ou aux orages, ainsi que les variations locales du vent et de la mer. Comme l’a expliqué Alexis, en combinant plusieurs modèles et en analysant leurs différences, nous pouvons proposer le scénario le plus probable et ainsi optimiser la stratégie des skippers.
En parallèle, nous avons fait d’énormes progrès sur la prévision des vagues. Grâce aux modèles de houle, qui intègrent des observations satellitaires et des mesures in situ (bouées dérivantes, capteurs embarqués sur les cargos), nous pouvons désormais mieux anticiper l’évolution des houles croisées et des phénomènes de mer du vent. Ces avancées permettent aux marins de mieux se préparer aux conditions qu’ils vont rencontrer en mer, améliorant ainsi leur performance et leur sécurité. »

F. N. : Quand les prévisions divergent fortement, comment déterminez-vous la tendance la plus probable ?
A.V. : « C’est ici qu’intervient l’intelligence artificielle, et plus particulièrement une technique appelée clustering. Ce procédé, mis en œuvre chez METEO CONSULT, permet de regrouper en grandes tendances les scénarios issus des différentes simulations. En analysant ces ensembles qui représentent des milliards de données, nous sommes en mesure de déterminer quelle évolution météorologique est la plus probable et d’évaluer le niveau de confiance de nos prévisions.
L’un des défis majeurs de la prévision météorologique est d’éviter des changements trop brusques d’un bulletin à l’autre. Grâce à l’IA, nous pouvons stabiliser les prévisions en identifiant des schémas récurrents et en atténuant les fluctuations excessives. Cela permet aux marins d’être mieux préparés et de ne pas être surpris par des retournements de situation.
Un exemple marquant de cette approche est l’épisode orageux du 18 août 2022 en Corse. Cet événement d’une rare intensité a surpris de nombreux navigateurs et causé des dégâts considérables. Aujourd’hui, grâce aux avancées en intelligence artificielle et aux prévisions ensemblistes, nous sommes capables de détecter plus tôt ce type de phénomènes extrêmes.
Enfin, l’IA permet d’optimiser la sélection des modèles météorologiques en fonction de leur historique de performance dans des situations similaires. Certains modèles sont plus précis pour prévoir les tempêtes en Atlantique, d’autres sont plus fiables pour les orages méditerranéens. En exploitant ces données, nous affinons encore davantage nos prévisions et réduisons les marges d’erreur. »

F. N. : Est-il possible que, d’ici à quelques années, l’IA remplace les météorologues ?
C.D. : « Bien que les modèles numériques et l’intelligence artificielle aient profondément transformé la prévision météorologique, l’expertise humaine reste un maillon essentiel, en particulier en météo marine. Certes, les algorithmes possèdent une puissance de calcul inégalable, leur permettant de traiter en un temps record d’immenses volumes de données, d’extraire des tendances et de modéliser des scénarios complexes. Cependant, la capacité d’analyse, de raisonnement et de prise de décision du météorologue demeure, à ce jour, irremplaçable.
Son rôle est d’autant plus important lorsque des divergences significatives apparaissent, notamment à moyen et long terme ou dans des situations météorologiques complexes, comme la formation rapide d’une dépression ou l’évolution d’un système orageux instable. En comparant les différents scénarios et en réalisant une analyse fine des conditions atmosphériques, aussi bien en surface qu’en altitude, il peut identifier des incohérences que les algorithmes ne peuvent distinguer et sélectionner le modèle le plus pertinent pour affiner la prévision.
Les phénomènes météorologiques marins dépendent non seulement des conditions générales à grande échelle, mais aussi des spécificités locales (reliefs côtiers, courants marins, variations thermiques). Avec une quinzaine d’années d’expérience en météorologie marine, j’ai pu remarquer certains biais dans la prévision sur certaines zones côtières. Par flux d’ouest fort, lié au creusement d’une dépression sur le golfe de Gênes, l’intensité des rafales est sous-estimée sur les extrémités de la Corse, avec des effets de pointes qui entraînent des accélérations du vent dans les secteurs du cap Corse et des Bouches de Bonifacio, qui sont mal appréhendées par les modèles. Sous le vent de certaines îles de taille réduite, des effets de dévente peuvent être éludés par les modèles. C’est souvent le cas à moyen terme, lorsque l’on ne dispose pas des modèles aux mailles les plus fines, généralement disponibles jusqu’à 48 ou 60 heures d’échéance.
Le météorologue peut ajuster la prévision en tenant compte des observations en temps réel. Les bouées météorologiques, stations côtières et observations des marins fournissent des données précieuses sur les conditions réelles en mer. Les modèles sont basés sur des prévisions, mais seul un expert humain peut ajuster rapidement ces prévisions en intégrant des observations actualisées et en détectant des phénomènes sous-estimés (rafales plus fortes, houle croisée plus marquée...). »
F. N. : Vous utilisez également le modèle AIFS de l’ECMWF. Qu’apporte-t-il de nouveau ?
A.V. : « L’AIFS (Artificial Intelligence Forecasting System) est désormais intégré dans le scénario METEO CONSULT et disponible dans notre outil de comparateur de modèles. Il s’agit d’une avancée majeure dans le domaine de la météorologie. Contrairement aux modèles traditionnels, qui reposent exclusivement sur des équations physiques, l’AIFS combine ces équations avec des réseaux neuronaux capables d’apprendre en analysant d’innombrables situations météorologiques passées ayant une réalité physique ! L’un de ses principaux atouts est sa rapidité d’exécution.
Un modèle classique met plusieurs heures à effectuer ses calculs, alors que l’AIFS peut fournir des résultats en quelques minutes seulement. Cette vitesse permet de multiplier les mises à jour et d’adapter les prévisions en temps réel aux évolutions observées. Cela est particulièrement précieux pour des phénomènes météorologiques soudains, comme les orages violents ou les tempêtes rapides, où chaque minute compte. »

F. N. : Concrètement, comment cette expertise humaine se traduit-elle pour les navigateurs ?
C.D. : « Elle permet d’aller au-delà des prévisions automatisées en proposant une interprétation adaptée aux différents profils de marins. C’est là qu’intervient le rôle du météorologue, qui ne se contente pas de lire les prévisions, mais doit les interpréter et les adapter aux besoins du navigateur. Un skipper en course, un plaisancier ou un professionnel de la marine marchande n’ont pas les mêmes priorités en mer.
Le rôle d’un météorologue dans le suivi de grandes courses nautiques est crucial pour assurer la sécurité des marins, optimiser leurs choix stratégiques et anticiper les évolutions météorologiques pouvant influencer la compétition. Il est en relation permanente avec les directions de course afin de prévenir d’éventuelles situations météo à risque, pouvant présenter un danger pour les navigateurs.
Lors du départ de la dernière Route du Rhum en novembre 2022, une dépression très creuse sur le proche Atlantique, à l’origine de vents violents et d’une forte houle en mer d’Iroise, a entraîné le report du départ depuis Saint-Malo, de trois jours ! Sur une course comme la Solitaire du Figaro Paprec, une concertation a lieu entre la direction de course et nos équipes avant le départ de chaque étape, pour tenir compte des conditions météo précises sur le plan d’eau.
Grâce à notre équipe d’une dizaine de météorologues, nous fournissons également des briefings spécifiques pour chaque type de navigation, qu’il s’agisse de navigation à voile ou au moteur. Cet accompagnement permet aux navigateurs de prendre des décisions éclairées et d’optimiser leur sécurité en mer. Par ailleurs, METEO CONSULT a développé des cartes de risques par bassin de navigation concernant les paramètres vent, vagues et instabilité orageuse. Ces cartes sont commentées quotidiennement par un météorologue au sein de trois vidéos concernant les bassins de la Manche, l’Atlantique et la Méditerranée. Elles sont disponibles sur notre site Internet et notre application METEO CONSULT Marine. Les modèles météo sont plus performants que jamais, mais l’expertise humaine reste incontournable pour interpréter et contextualiser les prévisions.
En mer, où chaque décision compte, l’association entre outils numériques et savoir-faire météorologique permet d’offrir aux navigateurs des informations plus adaptées et pertinentes. »
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