Sommeil, nutrition, mal de mer... La course au large met à mal l'organisme

Les 29 skippers en lice pour la prochaine édition du Vendée Globe devront affronter des jours, des semaines voire des mois des événements qui vont se succéder mettant à mal leur organisme. En effet, la course au large est un sport où la notion de durée est essentielle.
La course est ininterrompue pendant des semaines et le marin, polyvalent doit, au-delà de l’aptitude maritime, savoir gérer sa santé et sa propre physiologie. Nombre de dangers vont apparaître mais il en est insidieux, invisible... par exemple l’hallucination, pourrait être un danger intérieur que devront affronter les navigateurs perdus au milieu de nulle part dans leur navigation solitaire.
- Quel rapport entretient la médecine avec ces pilotes de formule 1 de la mer ?
- Comment gérer la nutrition et le sommeil ?
- Quels sont les risques ? Quid des hallucinations ?
La Journée d’étude du 4 novembre organisée par Legisplaisance aux Sables d’Olonne sera l’occasion de discuter de la médecine de la course au large avec notamment le médecin du Vendée Globe, le Dr. CHAUVE. Dans l’attente de cette journée ouverte à tout public, Legisplaisance nous présente quelques pistes de réflexions sur la gestion du sommeil et de la nutrition par les Skippers du grand large.
L'ennemi invisible des skippers : dormir le moins possible et tenir le coup
Sommeil fractionné suivant le rythme circadien ou sommeil ultra-court, profiter des portes d’entrée du sommeil, autant de méthodes pour réduire la durée du sommeil au maximum. Les dépenses énergétiques peuvent atteindre 4 à 5000 calories par jour, d’où l’importance vitale d’une nutrition très adaptée. Le mal de mer touche également les marins dans ces conditions extrêmes. Gérer les accidents et la maladie à distance est facilité par une préparation avant le départ et une approche méthodique facilitée par un guide de médecine à distance.
La course au large est le seul sport où la notion de durée est l'élément essentiel. En véritables humanistes du sport, et malgré ce contexte éprouvant, les coureurs doivent savoir tout faire. Leur métier de marin, bien sûr, mais bien d'autres qu'implique une machine aussi complexe qu'un bateau à voile. Il faut être mécanicien pour réparer le moteur, source essentielle d'énergie, électricien pour déceler les pannes du réseau électrique complexe qui nourrit tous les équipements. Les compétences informatiques sont indispensables pour résoudre les bugs des ordinateurs, calculer la route et recevoir la météo. Et puis il faut aussi savoir raconter son aventure pour les médias, pour valoriser l'investissement du sponsor.
Seul en mer, le skipper-coureur doit aussi être capable de gérer sa propre physiologie. Parfois, face à l'accident ou à la maladie, il n'a pas d'autre choix que d'être son propre soigneur. On se souvient encore de Bertrand de Broc se recousant la langue, au Sud des quarantièmes rugissants pendant le Vendée-Globe 92-93.
La polyvalence est ici essentielle à la performance. Ce marin est nécessairement fort, résistant et endurant sur le plan physique, il possède de bonnes capacités intellectuelles pour dominer les technologies de pointe embarquées et jouer de la meilleure stratégie. Dans ce contexte, il faut être en permanence à 100 % de ses capacités, ce qui nécessite une gestion optimale de la récupération en dormant un minimum et au bon moment. Car la fatigue et la perte de vigilance sont la source des accidents et des contre-performances.
La gestion du sommeil
En mer, les coureurs au large et en particulier les «navigateurs solitaires» sont confrontés à un problème crucial : comment tenir plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois tout en dormant le moins possible ? Les marins doivent assurer une veille quasi permanente à la fois pour garantir leur sécurité et pour faire naviguer le bateau le plus vite possible. Le sommeil est donc considéré comme une période plutôt dangereuse et pénalisante sur le plan de la performance. Mais dormir est incontournable, alors chacun essaie de trouver des méthodes qui lui permettent de sombrer dans l'inconscience le moins longtemps possible, tout en ayant une récupération efficace.
Selon les conditions, les coureurs utilisent l'une ou l'autre des durées :
- Le sommeil ultra-court de 15 à 30 minutes type Solitaire du Figaro : il n'est possible qu'avec une dette importante de sommeil lié à un stress consécutif à une situation inhabituelle. En utilisant une capacité de concentration du sommeil, les coureurs vont dormir environ 250 minutes sur une période de 3 jours. Une telle configuration est obtenue naturellement en un à trois jours selon les individus, elle est favorisée par le manque de sommeil, par l'application des techniques de relaxation qui favorisent le raccourcissement de l'endormissement, par le choix judicieux des périodes de sommeil selon l'organisation chronobiologique de l'activité (milieu-fin de nuit, début d'après-midi) et par l'endormissement au moment d'une porte d'entrée du sommeil. Toutefois, un tel type de sommeil ne peut perdurer plus de quelques jours, au-delà desquels on assiste à des endormissements incontrôlés
- Le sommeil fractionné d'1 h 30 à 2 heures, type Vendée-Globe : les études menées pendant le Vendée Globe ont montré que les coureurs dormaient par cycles unitaires d'1 h 30 à 2 h, environ 3 fois par jour, c'est-à-dire 2 fois dans la nuit et une fois en début d'après-midi, pour une durée quotidienne moyenne de 5 h-5 h 30.
La gestion de la nutrition
Pour gagner du poids, les coureurs embarquent des produits lyophilisés. Cette technique de déshydratation par sublimation en atmosphère froide et sous vide. Mais pour être consommé, l'aliment doit être réhydraté. L'eau est fournie au jour le jour par un dessalinisateur qui extrait l'eau douce de l'eau de mer selon le principe de l'osmose inverse.
Les récits des navigateurs
Si le barreur peut imaginer être en compagnie de sirènes bienveillantes, les hallucinations peuvent aussi tourner au tragique. On leur attribue certaines disparitions en mer lorsque des navigateurs, croyant être sur la terre ferme, passent par-dessus le bastingage. Récemment, lors de la dernière Route du Rhum en 2014, le vainqueur Loïc Peyron raconte ses frayeurs après s'être endormi profondément à la barre de son maxi trimaran Banque Populaire.
Retour sur de grande course en solitaire au cours de laquelle les skippers professionnels de l’extrême se sont confiés. Ces aventuriers solitaires racontent leurs hallucinations, perdus au milieu de nulle part, dans un état de fatigue hors du commun, perte de lucidité, perte de repère... Leur privation de sommeil peut jouer des tours, confinant ses victimes à des états qui s'apparentent à la prise de certaines substances
Dominique Wavre se rappelle avoir partagé sa cabine avec un chat : « J’avais une panne électrique générale et des petites loupiotes vertes pour éclairer les compas. Ça faisait comme les yeux d’un chat. J’étais persuadé qu’il se frottait à mes jambes et me réclamait à manger. Le matin, j’ai retrouvé mon sandwich émietté au fond du cockpit, parce que je lui avais donné à manger. »
En 2004, sur le Vendée Globe, Jean Le Cam n’arrivait plus à dormir tellement il était fatigué. Il a alors cru que sa sœur était sur le bateau : « Je l’ai serrée dans mes bras et quand je me suis réveillé, je me suis rendu compte que c’était une voile. Quand tu commences à te dire qu’il y a d’autres gens avec toi, c’est que ça commence sérieusement à briller. Alors, tu vas te coucher si tu peux. Souvent, ce n’est pas le moment, mais il faut essayer de trouver des créneaux pour te reposer, sinon ça peut partir en vrille. »
Dans les souvenirs de Bernard Stamm l’hallucination la plus marquante fut celle du ciré. Pendant la course Around Alone, il a pris son manteau pour une personne mal attentionnée. Il a mis beaucoup de temps à réaliser que la forme qu’il voyait n’allait pas lui sauter dessus. Il raconte aussi avoir souvent l’impression que la mer est en pente. Ça lui arrive lorsqu’il barre de longues heures : « Je la vois vraiment en pente et ça me gonfle parce que, du coup, ça ne va pas vite. C’est comme si je gravissais une montagne. »
Pour raconter le pire délire de Roland Jourdain, c’est son ami Michel Desjoyeaux qui est le mieux placé. Il se souvient que son équipier avait pris le compas du bateau pour une tête de singe ensanglantée qui voulait le dévorer : « A la place des petites barrettes blanches entre les repères, il voyait des dents. Il a aussi vu une vache à bord. »
Sur la Solitaire du Figaro, « Le Professeur » a lui aussi cru être en bonne compagnie. Avec un équipier à qui il a confié la barre : « Je venais de jeter l’ancre à cause des courants contraires, lorsque je me suis retrouvé à bord avec Vincent Riou qui, en réalité, était sur un bateau concurrent. Et je me souviens de lui avoir dit : « Vincent, on fait des quarts, je vais me coucher, tu me réveilles quand le vent se lève et qu’il faut repartir.’ Du coup, je suis allé dormir, et quand je me suis réveillé au bout de deux heures, je me suis traité de tous les noms. »
Michel Desjoyeaux se rappelle également d’un concurrent sur la Solitaire du Figaro qui se disputait avec ses camarades sur la VHF en disant qu’il n’avait pas de pare-battages et qu’il ne pouvait pas se mettre à quai. Il était en fait au milieu du golfe de Gascogne.
Retenons le message distillé par le professeur Davenne à Port-la-Forêt : « Comme c'est génétiquement déterminé, chacun a un besoin qui lui est propre. J'ai essayé de leur faire comprendre que la survie passe par le sommeil, que s'il est bien géré, il n'est pas un handicap à la victoire, bien au contraire. Sur un Vendée Globe, ceux qui gagnent sont ceux qui gèrent très bien leur sommeil. »
Pour conclure, beaucoup de disparitions en mer sont encore inexpliquées aujourd’hui. L’hallucination peut en être la cause. Le meilleur moyen de préserver sa vie reste encore d’abandonner la barre quelques temps pour aller se reposer.
Rendez-vous le 4 novembre à la Journée Port, plaisance et course au large pour en apprendre et découvrir d’avantage sur ce sujet…