On a navigué (volé !) à 40 nœuds avec François Gabart

Il y a des invitations qui ressemblent à un cadeau du ciel, pour lesquelles on ne regarde ni la météo ni le nombre de kilomètres à parcourir. Embarquer ne serait-ce qu’une paire d’heure sur le dernier-né des maxi-trimarans, sans conteste le plus innovant de cette catégorie Ultim, en compagnie d’un des skippers les plus brillants de sa génération, promettait d’être une expérience unique. Avec 24 heures de recul, elle se révèle, plus que cela : un véritable choc, l’impression d’être passé pour quelques heures dans une nouvelle dimension. Peut-être comme un pilote d’aéroclub ayant passé le mur du son ou fait un vol avec la patrouille de France. Un amoureux de la chose automobile ayant couru une étape du Monte-Carlo dans le baquet passager de Sébastien Loeb. On en ressort ébloui, des images magnifiques plein les yeux, mais sans être certain d’avoir bien tout compris, un peu sonné en quelque sorte.
Tout avait pourtant commencé comme une matinée presque ordinaire. Café-croissant dans les superbes locaux de Mer Concept face aux remparts de Concarneau. La météo s’annonce magnifique même si le vent paraît faible, une crainte qui s’avérera vite hors de propos. Nous sommes drivés jusqu’au ponton par Cécile Andrieu, Directrice du Team SVR-Lazartigue (Sciences-Po et Mini-Transat, un combo parfait pour manager ce Google de la Course au Large) où l’équipe technique prépare l’immense trimaran bleu. François Gabart est accueillant, disponible, souriant, semble calme et serein à cinq semaines de LA course de l’année. Et à quelques minutes aussi de sortir du port cette impressionnante plateforme sans aspérité de 32 mètres sur 23, alors que tous les pêcheurs amateurs de la baie semblent s’être donné rendez-vous dans le chenal ! Heureusement, deux zodiacs sont là pour aider, tout comme une liaison radio permanente avec l’équipe et, nouveauté, une commande filaire du moteur et de la barre sortie sur le pont. Posté en avant du mât, pouvant passer d’un bord à l’autre, François Gabart voit tout. Dans le cockpit surbaissé, objet du courroux certains de ses concurrents, quatre équipiers s’échinent déjà sur les moulins à café. Car, respect de la jauge oblige, toute manœuvre doit être effectuée à la force des bras, et il s’agit en l’occurrence de descendre le futur foil sous le vent, impressionnante pièce de carbone en L, pesant 400 kg. Puis c’est au tour de la Grand-Voile d’être hissée, pas moins de quinze minutes d’efforts qui justifient à elles seules la présence d’une salle de sport dans les locaux du Team. A la question de savoir combien de temps il mettrait à effectuer l’opération en solitaire, François Gabart répond que tout allant bien, en dehors des prises et renvois de ris, il ne devrait pas avoir à l’effectuer durant la Route du Rhum... sauf aléa technique (bris de latte) comme en 2018.
Grand-Voile haute, avant de dérouler le génois (J2) quelques consignes de sécurité font forcément penser au décollage d’un avion. On a déjà le gilet de sauvetage sur les épaules, mais il s’agit ici de bien préciser là où il ne faut pas mettre les pieds (toutes les toiles tendues pour améliorer l’aérodynamisme) et surtout où se tenir. Car J2 bordé, l’accélération est fulgurante, on est comme collé au siège, sauf qu’il n’y a pas de siège ! Alors effectivement on s’accroche ou on peut, au filet, à une ligne de vie textile, une écoute qui passe par là, et on se déplace à quatre pattes, dans un premier temps en tous cas. Dans le poste de pilotage, la tête sous la verrière de Supermarine Spitfire, François Gabart a les yeux rivés sur l’horizon, slalomant pour éviter les casiers qui jalonnent le parcours en direction des Glénan. Entre ses mains, un tout petit volant, comme ceux pour jeux vidéo. Relié au vérin de pilote, il est équipé d’un système de retour de force développé spécialement pour améliorer les sensations. Discrètement, du pied, le pilote règle l’angle de l’aile de raie, ce plan porteur en bout de dérive qui influe énormément sur l’assiette de vol du bateau. Oui, il va falloir s’habituer à voire associés les termes vol et bateau. Car un trimaran comme SVR-Lazartigue vole littéralement au-dessus de l’eau, libéré du mode archimédien par quatre de ses six ailes : trois safrans, une dérive centrale et deux foils. Alors sur le petit écran, les chiffres aux-aussi s’envolent. On atteint 32 nœuds soit presque trois fois la vitesse du vent réel qui souffle à seulement 12 nœuds. Le vent apparent en extérieur est forcément violent, rarement en dessous de 40 nœuds, et on comprend la nécessité de s’en protéger. On s’aperçoit également qu’à ces vitesses, et en se créant autant de vent apparent, le portant est une notion à oublier. Même dans le petit temps, l’angle maximum ne dépasse jamais 50 degrés. Aujourd’hui on est plutôt à une vingtaine de degrés, et lorsque le vent monte à une quinzaine de nœuds, on atteint la barre des quarante au GPS. Autant vous dire qu’on a dépassé les Glénan depuis un bon moment quand le grand trimaran bleu fait demi-tour, court moment de répit où il amerrit doucement, la descente amortie par ses foils, avant de reprendre sa course folle dans l’autre sens.
Un petit tour dans l’étroit coqueron arrière donne une vue imprenable sur le sillage d’avion de chasse. Le foil au vent, bien que relevé, soulève parfois de belles gerbes d’eau qui ne manqueront pas le malheureux équipier envoyé immobiliser l’éolienne du bras arrière. Sous nos pieds, on voit à travers le filet, défiler l’eau à grande vitesse. Nous sommes comme sur un tapis volant, car hissé sur ses foils, le bateau s’est affranchi des vagues, et vole à l’horizontale, incroyablement stable, sans gîte ou presque, l’immense mât aile carbone basculé au vent, comme sur une vulgaire planche à voile. Mais les tensions dans les écoutes sont énormes. Il faudra que tout aille bien pendant six jours pour que François Gabart arrive en vainqueur à Pointe à Pitre, car à ces vitesses et avec de tels efforts, tout incident a un impact dévastateur sur la performance. Même si par rapport à la génération précédente d’Ultims, aux 60 pieds Orma ou même aux actuels Ocean Fifty, le risque de chavirage est bien moindre, il faut quand même un cocktail assez unique de talent, de compétence, de courage et de force pour envisager mener un tel vaisseau en solitaire sur l’Atlantique. En tous cas, pour un marin passionné qui s’estime pourtant déjà chanceux, avoir navigué à bord est vraiment une expérience unique.