Route du Rhum - Destination Guadeloupe : Francis Joyon, un vainqueur pas comme les autres

C’était bien sûr dans son fief de La Trinité sur Mer, tout au bout du môle Loïc Caradec. Alors que partout ailleurs, et même juste à côté, les coureurs au large profitent d’un ponton pour faciliter leur préparation, le grand trimaran rouge lui, reste sur coffre. À l’écart des chocs c’est sûr, mais aussi des importuns comprenons-nous très vite. Alors d’un agile coup de pagaie Francis vient vous chercher dans sa frêle annexe. Il est seul à bord à graisser ses winches. Quand les grosses écuries sont des PME à plus de vingt personnes, quand il ne fait pas dans le solitaire, Francis Joyon fait dans l’intime, voire le familial, avec un noyau dur de quatre fidèles - Bertrand Delesne, Christophe Houdet, Antoine Blouet et Corentin Joyon – mais pas à plein temps. Il ne voit pas l’utilité de s’encombrer d’une équipe de salariés toute la semaine, si le seul jour où il fait beau, c’est le samedi quand ils sont partis en weekend ! La voix est aussi douce que le propos déterminé. Un sourire enjôleur, presque enfantin ne le quitte pas. Il y a du Tabarly dans cet homme-là, dans cette force tranquille associée à peu de mots, mais qui font systématiquement mouche. Le regard bleu délavé, presque transparent, rieur, n’est pas un trucage pour photos de magazines. Avait-il ce même regard, « le p’tit gars de la campagne » quand il est entré à l’école de voile ?
En tout cas, il ne s’est pas contenté de rêver en dévorant les livres de Moitessier ou ceux relatant l’épopée des Damien. Il dessine, il construit, d’abord en bois, en « amateur ». Un premier monocoque, puis très vite plusieurs catamarans. Parce que, même en croisière, ça va plus vite. Et donc plus loin aussi, jusqu’en Irlande, ce qui à l’époque paraissait pour beaucoup le bout du monde ! Au confort, il préfère l’harmonie avec la mer. Sans moteur, il fait tout à la voile. Et si un qualificatif rejoint tous ses bateaux, c’est bien la simplicité. Une véritable philosophie, qui pour lui est la seule façon de durer, en multi, comme dans la vie. Et c’est sans aucun doute parce que tout lui paraît simple qu’il relève les paris les plus fous. C’est ainsi que, pour son premier chantier composite, il s’attaque en 1989 à un catamaran de21 mètres. Non content de récupérer les coques délaminées d’Elf Aquitaine II, il en adapte la structure pour passer de bras en croix à des bras parallèles. Pour le mât, même technique, il ramène celui de Jean Stalaven, 25 mètres en trois parties, sur le toit de sa voiture ! Et il est surpris que cela vous étonne. Pas fan des régates entre trois bouées style Grands Prix, il ne conçoit les courses en équipage qu’au large. Ce sera Cadix-San Salvador et une troisième place prometteuse pour une première. Comme il ramène le bateau en solitaire l’hiver suivant, il s’aperçoit que c’est « gérable » en solo et s’inscrit donc à La Route du Rhum 1990. Coup du sort, le règlement est modifié à la dernière minute pour limiter la longueur des bateaux à 60 pieds soit 18,28 m. Pas un problème pour Francis qui sort la scie sauteuse et termine la course malgré un bateau prenant l’eau de toutes parts, car « je n’avais pas rebouché tout ce que j’avais coupé ! » avoue-t-il goguenard, comme un enfant racontant une bêtise prescrite.
Mais si Francis Joyon est vraiment unique, deux personnages forcent visiblement son admiration. Du premier, Mike Birch, il a retenu l’exemple de « toujours ramener le bateau ». Il se souvient du Canadien, remontant la rivière du Crac’h, un hauban cassé, mais ayant sauvé le mât par la bonne manœuvre, au bon moment. Du second, l’architecte Nigel Irens, il dit qu’il a « le génie », que, sans ordinateur ni équipe pléthorique, sa simple intuition est à l’origine de nombre d’évolutions des multicoques modernes, notamment ces étraves allongées que l’on retrouve effectivement sur tous les derniers bateaux construits. Comme lui, Francis Joyon est un homme fidèle, qui n’aura porté les couleurs que de trois sponsors en vingt-cinq ans de carrière. La Banque Populaire d’abord, qu’il a amené à la voile et qui est devenu un partenaire majeur de ce sport. Mais il reconnaît volontiers, et sans aucune amertume, que son mode de
Economie de mots, économie de gestes, tout est important, tout est efficace, déformation professionnelle de circumnavigateur solitaire. Nous aurions pourtant pu passer des heures à écouter les silences, épier le geste juste, croiser le regard complice, admirer la relation quasi fusionnelle d’un homme avec son voilier. La rencontre est de celles qui marquent, vous questionnent sur votre propre existence, votre parcours, votre relation à la mer, et même à votre bateau. Une véritable leçon de vie, de marin, sans le vouloir, en toute simplicité.