Sept « ballades » dans le Golfe de Venise : le centre des limites de l'Europe, chapitre 9

Quinze étages au moins. A ce niveau de laideur on ne parle plus de ponts mais d’étages. « Mein Schiff », c’est le nom du bâtiment, s’étale, orgueilleux, sur son flanc tribord. C’est en face de notre étrave. Nous arrivons à Monfalcone. On oublie : les entrées étroites, ici le chenal est large ; les profondeurs limites, ici le sondeur affiche dix mètres ; les vicieuses marées, même si, ici aussi, le marnage puisse se hisser au mètre étalon. Nous arrivons à Monfalcone, le plus septentrional des ports italiens, il se hausse à la même latitude que la rive nord du lac de Garde. C’est dire si PretAixte se rapproche des frontières des limites de l’Europe.

Monfalcone est avant tout un immense chantier naval. Notre navire de « croisière de masse » allemand en cours de finition au bout du chenal en atteste. A Grado, nous étions quasiment en vue du prestigieux chantier Solaris d’Aquilea. A Monfalcone, sont aussi basés de nombreux chantiers de construction de navire de plaisance. Le groupe Bénéteau a fait l’acquisition récemment de « Monte Carlo Yachts », qui devient « Groupe Bénéteau Italia » et produit sur place les navires de plus de 60 pieds. Chez des artistes de Monfalcone, Franco, pour ses quarante ans, ceux du bateau pas ceux de Franco, a fait remettre en l’état de la pureté de sa mise à l’eau virginale, son magnifique one tonner Mozart, ex Brava, construit en bois moulé. Les habitués de l’Admiral’s Cup apprécieront.

Pour l’heure, loin de la production industrielle et artisanale, tournant à gauche après le chenal d’entrée, on pénètre la forêt. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce lieu «au bout du bout », qu’à moins d’un demi-mille de ce « Saint Nazaire Adriatique », peuvent nous accueillir des marinas champêtres que d’épais bois soustraient aux rumeurs de l’industrie. Un parfum de Chesapeake. C’est en tout cas apparemment vrai pour la marina de la Lega Navale sur notre droite, sorte de camp scout isolé de tout. Cela l’est un peu moins pour la Marina Monfalcone, parfois baptisée Hannibal, qui se trouve au sud de cette vaste baie. Tout est grand, propre, commode, sécurisé et sans charme. L’escale calme ou l’hivernage tranquille idéal. Au loin les cheminées d’usine font encore un peu plus apprécier l’apaisante quiétude du lieu. On se repose donc d’une très belle journée de navigation depuis Grado qui, entre courants mutins, brises thermiques légères chronométrées, et fonds capricieux, a empli de contentement le cœur du navigateur d’un voilier performant.

Qui se souvient de Maximilien de Habsbourg, martyr autrichien ? Nous longeons à vive allure sur notre bâbord « Miramare ». Château que ce prince, quelque peu mélancolique, fit construire, aux deux tiers de la route qui nous mène de Monfalcone vers Trieste. Ce château, il faut apprécier le style « tarte », c’était avant que Maximilien offre son torse aux balles mexicaines. Les américains centraux avaient peu apprécié que les empereurs autrichien et français leur imposent un empereur européen pour régler la dette de leur toute jeune République. Le vent se calme, lui aussi, aux abords de Trieste en même temps que les interrogations fusent : « C’est quoi ce truc ? ». Ce truc c’est un peu le style « Miramare », en nautique, en moderne, et en beaucoup plus laid. Une grande coque, haute sur l’eau, en coin, surmontée de trois mâts courbes. Pas de signe de vie, ni de mulet, on passe à raser le cul.

« A », s’affiche sur le tableau arrière de ce gros triste truc gris. On Googlelise « A yacht », la réponse internet, immédiate, nous est délivrée : C’est du Philippe Starck pour « l’esthétique… !!!), sous pavillon bermudien, propriété d’un oligarque russe, et saisi au mouillage ici à Trieste en Italie depuis le 12 mars 2022 pour cause d’invasion en Ukraine. Cela laisse songeur sur la propriété privée et le droit international. Allez le croire ou pas, mais le lendemain même, le 11juin 2024, « A » était soustrait à la vue des triestins et des bienheureux navigateurs en transit.

Nautisme Article
© Denis Chabassière

Trieste est tout autant autrichienne que le Spritz vénitien. « Comment ça le Spritz vénitien ? Il est vénitien le Spritz, pas autrichien ». Il est possible que ce qui va suivre choque les âmes délicates, les italophiles et les amoureux de Venise. Mais ce sont bien les occupants autrichiens, qui au XIXème siècle aspergeaient à l’eau gazeuse, (« spritzen » en allemand signifie pulvériser, injecter), les vins italiens pour rabaisser leur taux d’alcool, qui ont inventé le « Spritz ». Le père du Spritz est autrichien, et soldat de surcroît. Le génie vénitien intervient après, incorporant en plus de l’eau de seltz, au début du XXème siècle, une liqueur amère, le « bitter ». Pour être complet avec le Spritz, et si vous souhaitez passer pour un vrai connaisseur à Venise, commandez votre Spritz avec le « Select », le bitter original vénitien. Select, élaboré en 1920 dans le sestiere de Castello, c’est imprimé sur la bouteille. « Uno Spritz Select », vous fera considérer avec componction par le serveur vénitien. Si, à défaut de Select, vous exigez un Spritz « Aper… », ou « Camp… » Cela vous abaissera au rang : au mieux d’italien stupidement progressiste et au pire d’étranger inculte. Cependant on peut s’accommoder selon son gout : en ce qui concerne l’équipage de PretAixte, il ruse, déclarant ingénument en italien : « Pour une fois je vais essayer, à la place du Select, le « Camp…. ». Le « Camp… », quoique milanais, est le produit d’une honorable maison, fondée en 1860, c’est imprimé sur la bouteille. Et c’est très bon, idéalement amer !

Continuons dans le chapitre dégustation. Trois adresses à Trieste pour se restaurer.

Incontournable: «Da Pepi» via cassa di risparmio 3. C’est très proche de la place de la bourse. On y vient pour un incomparable « Bollito misto », vegans s’abstenir, accompagné de choucroute (la Germanie encore). On boit, avec ces copieuses rations de diverses viandes, de la bière. Petit à petit, au cours du repas, la bora et le froid semblent moins piquants. « Da Sioa Rosa » Pas très loin de la marina : Piazza Attilio Hortis 3. Là aussi cuisine traditionnelle de qualité. “Pier”, cuisine moderne, bien faite, savoureuse. Pour le trouver ce n’est pas compliqué, c’est sur le môle sud de la marina San Giusto, après la capitainerie. Au fait, si on en revenait à la navigation ?

Donc Trieste est autrichienne comme le Spritz vénitien. On s’en convainc aisément quand nous sommes reçus à la Marina San Giusto et amarré au pied de l’ancien marché au poisson. Ce bâtiment-là a des grâces de Bunker Bauhauss, très très loin de l’intemporelle rusticité légère du Mercato del Pesce de Venise. L’ormegiattore insiste pour que, en plus d’être accouplé au « cat way » et solidement fixé en poupe au ponton, nous halions aussi une pendille sur notre tribord. L’explication pour lui ne mérite pas qu’on se perde en délibérations oiseuses et saugrenues, c’est bref et déterminant : « Arrivera la Bora ». Dieux du ciel, de la pluie, et des orages, sa pendille on ne l’a pas regrettée ! Il faut avouer que depuis Grado on avait un peu précipité notre venue à Trieste en prévision de ce méchant coup-là, venu de l’au-delà des montagnes slovènes. La Marina San Giusto est facile d’accès, le personnel prévenant, les installations modernes. Elle est située au cœur de la vieille ville de Trieste.

Nautisme Article
La Marina SanGiusto et l’ancienne halle aux poissons,… autrichienne.© Denis Chabassière

Trieste est autrichienne. Trieste est autrichienne depuis 1382, elle s’est lassée des charmes de l’exigeante Venise qui, l’embrassant, étouffait ses constructions navales et son commerce. Trieste, la non moins orgueilleuse cité maritime, s’est jeté dans les bras des Habsbourg, mariage de raison, moins somptueux mais plus sérieux. Et pourtant Trieste est italienne de cœur et de langue, elle se battra pour rejoindre la jeune république Italienne, retrouvailles troublées pendant presque un siècle. L’ultime contrat de mariage date de 1954. Trieste est calme, sure, bien rangée, opulente, intellectuelle. Les édifices témoignent de sa prospérité passée. La place principale, la piazza Del l’Unita d’Italia, se renfrogne avec l’élégance d’une marche militaire. Même autrichienne, la marche militaire reste une marche militaire, sauf chez Mozart, bien entendu : « Bella vita militare… ». Rien en centre-ville ne permet de faire un avitaillement véritablement sérieux, la halle aux poissons s’est muée en musée, le marché fait admirer d’éthiques boutiques. On songe à Fouché, Joseph, exilé et mort ici et dont le cercueil, échappé du charroi, glissait sur la neige et sous l’orage, ultime échappatoire du ministre de Napoléon. On songe à Joyce, James, dont on s’était promis, qu’un jour, peut-être on lirait l’Ulysse. L’écrivain irlandais a longtemps vécu ici à Trieste. A quelques encablures de la marina siège le Yacht Club Adriatico qui organise en fin de saison, en octobre, une régate de quinze milles seulement mais qui compte le plus de voiliers au monde : La Barcolana. Trieste est un grand port, un très grand port. Trieste est le centre des limites de l’Europe. Trieste est Mitteleuropa.

La Bora ne se lasse pas, de plus il pleut, et pas qu’un peu. Franco arrivé de Vicenza au volant d’une puissante conduite intérieure propose qu’on utilise l’engin a quatre roues pour une croisière en Slovénie. C’est parti pour Izola. La Slovénie s’octroie une étroite façade maritime : onze milles en ligne droite de la frontière italienne à la croate. Il nous faut d’abord parcourir le fond la baie qui abrite la plus importante partie du port de commerce de Trieste, des alignements de quais, de grues, de containers ; avant que de franchir la frontière slovène. Franco parque le véhicule sur le port d’Izola.

Nautisme Article
Izola la vénitienne slovène. © Denis Chabassière

Izola est un port vénitien, tout l’atteste. Vénitien le campanile qui se dresse fièrement, vénitien le lion ailé qui donne à lire « Pax tibi Marce », vénitien le mandrachio où reposent les barques.

Le mandracchio ou mandracco est la signature vénitienne dans un port, toutes les comptoirs vénitiens ont le leur, la Sérénissime en a construit partout où ses navires atterrissaient sauf…dans la lagune Vénète. Franco nous l’enseigne. Mais en fait à Naples à Genova, il y a aussi des mandraccos, (les puristes m’accorderont que depuis Vaugelas les pluriels étrangers, et mêmes latins, se conjuguent en français). Cependant dans l’est de la méditerranée le mandracco est la signature de Venise. De pierre, de marbre, la calle est circulaire, elle abrite les petits navires à rame. C’est un jeu de piste que de les repérer en adriatique, en Dalmatie, en Grèce, et jusque Candie qui fut longtemps Vénète. Etymologiquement Mandracchio signifie « l’étable ». Ce terme est parfaitement approprié : Franco nous invite à déjeuner à l’hôtel Marina, alors, ensemble, suivons-le, nous ne le regretterons pas !

Cette fois, c’est fini pour cette « ballade » ci !

Pentimento :

En italien danser se dit « ballare ». Trop occupé à tenter de comprendre nos voisins latins dans leur langue ensoleillée, ami intime des fautes d’orthographes depuis ma plus tendre enfance, et trompé par un logiciel fielleux de relecture, je ne me suis aperçu qu’au troisième épisode de ces « Ballades » qu’il ne suffisait que d’un « L » à Balade pour voler. J’ai laissé faire. Un peu de fantaisie ne nuit pas, non ?

Et c’est ainsi que nait un néologisme : « Ballade : Se promener en dansant ».

L'équipe
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
Il collabore avec les équipes de METEO CONSULT et Figaro Nautisme depuis plus de 20 ans.
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
Charlotte Lacroix
Charlotte Lacroix
Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
Max Billac
Max Billac
Max Billac
Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
Denis Chabassière
Denis Chabassière
Denis Chabassière
Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
Michel Ulrich
Michel Ulrich
Michel Ulrich
Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
METEO CONSULT
METEO CONSULT
METEO CONSULT
METEO CONSULT est un bureau d'études météorologiques opérationnel, qui assiste ses clients depuis plus de 30 ans. Les services de METEO CONSULT reposent sur une équipe scientifique de haut niveau et des moyens techniques de pointe. Son expertise en météo marine est reconnue et ses prévisionnistes accompagnent les plaisanciers, les capitaines de port et les organisateurs de courses au large depuis ses origines : Route du Rhum, Transat en double, Solitaire du Figaro…