Sept « ballades » dans le Golfe de Venise : le centre des limites de l'Europe, chapitre 9

Monfalcone est avant tout un immense chantier naval. Notre navire de « croisière de masse » allemand en cours de finition au bout du chenal en atteste. A Grado, nous étions quasiment en vue du prestigieux chantier Solaris d’Aquilea. A Monfalcone, sont aussi basés de nombreux chantiers de construction de navire de plaisance. Le groupe Bénéteau a fait l’acquisition récemment de « Monte Carlo Yachts », qui devient « Groupe Bénéteau Italia » et produit sur place les navires de plus de 60 pieds. Chez des artistes de Monfalcone, Franco, pour ses quarante ans, ceux du bateau pas ceux de Franco, a fait remettre en l’état de la pureté de sa mise à l’eau virginale, son magnifique one tonner Mozart, ex Brava, construit en bois moulé. Les habitués de l’Admiral’s Cup apprécieront.
Pour l’heure, loin de la production industrielle et artisanale, tournant à gauche après le chenal d’entrée, on pénètre la forêt. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce lieu «au bout du bout », qu’à moins d’un demi-mille de ce « Saint Nazaire Adriatique », peuvent nous accueillir des marinas champêtres que d’épais bois soustraient aux rumeurs de l’industrie. Un parfum de Chesapeake. C’est en tout cas apparemment vrai pour la marina de la Lega Navale sur notre droite, sorte de camp scout isolé de tout. Cela l’est un peu moins pour la Marina Monfalcone, parfois baptisée Hannibal, qui se trouve au sud de cette vaste baie. Tout est grand, propre, commode, sécurisé et sans charme. L’escale calme ou l’hivernage tranquille idéal. Au loin les cheminées d’usine font encore un peu plus apprécier l’apaisante quiétude du lieu. On se repose donc d’une très belle journée de navigation depuis Grado qui, entre courants mutins, brises thermiques légères chronométrées, et fonds capricieux, a empli de contentement le cœur du navigateur d’un voilier performant.
Qui se souvient de Maximilien de Habsbourg, martyr autrichien ? Nous longeons à vive allure sur notre bâbord « Miramare ». Château que ce prince, quelque peu mélancolique, fit construire, aux deux tiers de la route qui nous mène de Monfalcone vers Trieste. Ce château, il faut apprécier le style « tarte », c’était avant que Maximilien offre son torse aux balles mexicaines. Les américains centraux avaient peu apprécié que les empereurs autrichien et français leur imposent un empereur européen pour régler la dette de leur toute jeune République. Le vent se calme, lui aussi, aux abords de Trieste en même temps que les interrogations fusent : « C’est quoi ce truc ? ». Ce truc c’est un peu le style « Miramare », en nautique, en moderne, et en beaucoup plus laid. Une grande coque, haute sur l’eau, en coin, surmontée de trois mâts courbes. Pas de signe de vie, ni de mulet, on passe à raser le cul.
« A », s’affiche sur le tableau arrière de ce gros triste truc gris. On Googlelise « A yacht », la réponse internet, immédiate, nous est délivrée : C’est du Philippe Starck pour « l’esthétique… !!!), sous pavillon bermudien, propriété d’un oligarque russe, et saisi au mouillage ici à Trieste en Italie depuis le 12 mars 2022 pour cause d’invasion en Ukraine. Cela laisse songeur sur la propriété privée et le droit international. Allez le croire ou pas, mais le lendemain même, le 11juin 2024, « A » était soustrait à la vue des triestins et des bienheureux navigateurs en transit.
Trieste est tout autant autrichienne que le Spritz vénitien. « Comment ça le Spritz vénitien ? Il est vénitien le Spritz, pas autrichien ». Il est possible que ce qui va suivre choque les âmes délicates, les italophiles et les amoureux de Venise. Mais ce sont bien les occupants autrichiens, qui au XIXème siècle aspergeaient à l’eau gazeuse, (« spritzen » en allemand signifie pulvériser, injecter), les vins italiens pour rabaisser leur taux d’alcool, qui ont inventé le « Spritz ». Le père du Spritz est autrichien, et soldat de surcroît. Le génie vénitien intervient après, incorporant en plus de l’eau de seltz, au début du XXème siècle, une liqueur amère, le « bitter ». Pour être complet avec le Spritz, et si vous souhaitez passer pour un vrai connaisseur à Venise, commandez votre Spritz avec le « Select », le bitter original vénitien. Select, élaboré en 1920 dans le sestiere de Castello, c’est imprimé sur la bouteille. « Uno Spritz Select », vous fera considérer avec componction par le serveur vénitien. Si, à défaut de Select, vous exigez un Spritz « Aper… », ou « Camp… » Cela vous abaissera au rang : au mieux d’italien stupidement progressiste et au pire d’étranger inculte. Cependant on peut s’accommoder selon son gout : en ce qui concerne l’équipage de PretAixte, il ruse, déclarant ingénument en italien : « Pour une fois je vais essayer, à la place du Select, le « Camp…. ». Le « Camp… », quoique milanais, est le produit d’une honorable maison, fondée en 1860, c’est imprimé sur la bouteille. Et c’est très bon, idéalement amer !
Continuons dans le chapitre dégustation. Trois adresses à Trieste pour se restaurer.
Incontournable: «Da Pepi» via cassa di risparmio 3. C’est très proche de la place de la bourse. On y vient pour un incomparable « Bollito misto », vegans s’abstenir, accompagné de choucroute (la Germanie encore). On boit, avec ces copieuses rations de diverses viandes, de la bière. Petit à petit, au cours du repas, la bora et le froid semblent moins piquants. « Da Sioa Rosa » Pas très loin de la marina : Piazza Attilio Hortis 3. Là aussi cuisine traditionnelle de qualité. “Pier”, cuisine moderne, bien faite, savoureuse. Pour le trouver ce n’est pas compliqué, c’est sur le môle sud de la marina San Giusto, après la capitainerie. Au fait, si on en revenait à la navigation ?
Donc Trieste est autrichienne comme le Spritz vénitien. On s’en convainc aisément quand nous sommes reçus à la Marina San Giusto et amarré au pied de l’ancien marché au poisson. Ce bâtiment-là a des grâces de Bunker Bauhauss, très très loin de l’intemporelle rusticité légère du Mercato del Pesce de Venise. L’ormegiattore insiste pour que, en plus d’être accouplé au « cat way » et solidement fixé en poupe au ponton, nous halions aussi une pendille sur notre tribord. L’explication pour lui ne mérite pas qu’on se perde en délibérations oiseuses et saugrenues, c’est bref et déterminant : « Arrivera la Bora ». Dieux du ciel, de la pluie, et des orages, sa pendille on ne l’a pas regrettée ! Il faut avouer que depuis Grado on avait un peu précipité notre venue à Trieste en prévision de ce méchant coup-là, venu de l’au-delà des montagnes slovènes. La Marina San Giusto est facile d’accès, le personnel prévenant, les installations modernes. Elle est située au cœur de la vieille ville de Trieste.
Trieste est autrichienne. Trieste est autrichienne depuis 1382, elle s’est lassée des charmes de l’exigeante Venise qui, l’embrassant, étouffait ses constructions navales et son commerce. Trieste, la non moins orgueilleuse cité maritime, s’est jeté dans les bras des Habsbourg, mariage de raison, moins somptueux mais plus sérieux. Et pourtant Trieste est italienne de cœur et de langue, elle se battra pour rejoindre la jeune république Italienne, retrouvailles troublées pendant presque un siècle. L’ultime contrat de mariage date de 1954. Trieste est calme, sure, bien rangée, opulente, intellectuelle. Les édifices témoignent de sa prospérité passée. La place principale, la piazza Del l’Unita d’Italia, se renfrogne avec l’élégance d’une marche militaire. Même autrichienne, la marche militaire reste une marche militaire, sauf chez Mozart, bien entendu : « Bella vita militare… ». Rien en centre-ville ne permet de faire un avitaillement véritablement sérieux, la halle aux poissons s’est muée en musée, le marché fait admirer d’éthiques boutiques. On songe à Fouché, Joseph, exilé et mort ici et dont le cercueil, échappé du charroi, glissait sur la neige et sous l’orage, ultime échappatoire du ministre de Napoléon. On songe à Joyce, James, dont on s’était promis, qu’un jour, peut-être on lirait l’Ulysse. L’écrivain irlandais a longtemps vécu ici à Trieste. A quelques encablures de la marina siège le Yacht Club Adriatico qui organise en fin de saison, en octobre, une régate de quinze milles seulement mais qui compte le plus de voiliers au monde : La Barcolana. Trieste est un grand port, un très grand port. Trieste est le centre des limites de l’Europe. Trieste est Mitteleuropa.
La Bora ne se lasse pas, de plus il pleut, et pas qu’un peu. Franco arrivé de Vicenza au volant d’une puissante conduite intérieure propose qu’on utilise l’engin a quatre roues pour une croisière en Slovénie. C’est parti pour Izola. La Slovénie s’octroie une étroite façade maritime : onze milles en ligne droite de la frontière italienne à la croate. Il nous faut d’abord parcourir le fond la baie qui abrite la plus importante partie du port de commerce de Trieste, des alignements de quais, de grues, de containers ; avant que de franchir la frontière slovène. Franco parque le véhicule sur le port d’Izola.
Izola est un port vénitien, tout l’atteste. Vénitien le campanile qui se dresse fièrement, vénitien le lion ailé qui donne à lire « Pax tibi Marce », vénitien le mandrachio où reposent les barques.
Le mandracchio ou mandracco est la signature vénitienne dans un port, toutes les comptoirs vénitiens ont le leur, la Sérénissime en a construit partout où ses navires atterrissaient sauf…dans la lagune Vénète. Franco nous l’enseigne. Mais en fait à Naples à Genova, il y a aussi des mandraccos, (les puristes m’accorderont que depuis Vaugelas les pluriels étrangers, et mêmes latins, se conjuguent en français). Cependant dans l’est de la méditerranée le mandracco est la signature de Venise. De pierre, de marbre, la calle est circulaire, elle abrite les petits navires à rame. C’est un jeu de piste que de les repérer en adriatique, en Dalmatie, en Grèce, et jusque Candie qui fut longtemps Vénète. Etymologiquement Mandracchio signifie « l’étable ». Ce terme est parfaitement approprié : Franco nous invite à déjeuner à l’hôtel Marina, alors, ensemble, suivons-le, nous ne le regretterons pas !
Cette fois, c’est fini pour cette « ballade » ci !
Pentimento :
En italien danser se dit « ballare ». Trop occupé à tenter de comprendre nos voisins latins dans leur langue ensoleillée, ami intime des fautes d’orthographes depuis ma plus tendre enfance, et trompé par un logiciel fielleux de relecture, je ne me suis aperçu qu’au troisième épisode de ces « Ballades » qu’il ne suffisait que d’un « L » à Balade pour voler. J’ai laissé faire. Un peu de fantaisie ne nuit pas, non ?
Et c’est ainsi que nait un néologisme : « Ballade : Se promener en dansant ».