Le plus grand des privilèges : une maison face à un sémaphore
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Non, Monsieur l’agent immobilier. Vous parlez là d’un privilège avec l’horizon à perte de vue, mais il y a mieux que de perdre la vue. Le plus grand des privilèges c’est justement quand l’horizon est en partie barré par une presqu’île formant une baie et donnant une perspective. Et plus loin, sur la droite, deux îles à une quinzaine de kilomètres qui disparaissent parfois dans la brume. Et encore quinze kilomètres plus loin, derrière ces îles, un trait de côte qui se dessine en pointillés et dont on aperçoit les amers, un château d’eau et même la pointe du Hoc, quand le vent de noroît nous apporte de l’air limpide parce que frais.
Mais si je vous parle de cette vue en partie fermée, c’est que cette presqu’île, armé d’un fort Vauban, patrimoine de l’UNESCO, Monsieur, cette presqu’île dont l’extrême pointe est évidemment équipée d’un phare (1 éclat toutes les 6 secondes) qu’il faut aligner avec le phare de Morsalines pour rentrer dans la baie, cette presqu’île est aussi équipée d’un sémaphore.
Face à tout cela, notre maison est un superbe poste d’observation. Et lorsque nous sortons les jumelles pour suivre le couple de tadorne du belon qui accompagne l’aigrette péchant dans les rochers, notre tour d’horizon vient immanquablement se poser sur le sémaphore. Et là … points d’exclamation et d’interrogation se superposent. Avis de coup de vent de NE ! Mais à quelle époque sommes-nous pour continuer à envoyer des signaux dans les sémaphores ?
Car en ajustant la vue sur le mat du sémaphore il n’est pas rare d’y voir, accrochée dans ses drisses, une boule noire annonçant « avis de vent frais en cours ou prévu », ou 2 triangles alignés, pointes vers le haut « avis de coup de vent en cours ou prévu de NE ». Et s’il fait nuit, c’est encore mieux. 2 feux rouges fixes et superposés, « avis de coup de vent en cours ou prévu de NW ». Si les feux sont blancs, le coup de vent vient, viendra, du SW. Rouge dessus, blanc dessous, il vient, viendra, du NE. Si c’est le rouge qui est en bas, méfions-nous du SE.
A part pour entretenir la nostalgie, quelle raison pousse l’administration à maintenir ce mode de communication ? Croit-elle que le pécheur ne s’informe pas de la météo sur son smartphone et qu’il faut attendre que son regard se pose sur les signaux du sémaphore pour être averti ? Les guetteurs sémaphoristes de la Marine Nationale me semblent avoir déjà fort à faire pour notre sécurité en surveillant le trafic et en communiquant les avis par oral. Peut-être faut-il entretenir un savoir-faire de matelot en cas de panne de radio et de téléphone, comme certains redoutant une panne de GPS s’escriment à la navigation astronomique.
Quoiqu’il en soit, cela me permet de surprendre mon voisin ignorant la chose, quand après une minutieuse mais fallacieuse étude du ciel à travers mes jumelles je peux annoncer « attendons-nous à un coup de vent de NW ».
Et si vient la question « comment tu sais ? », je ne peux m’empêcher de penser à ce vieux pécheur sollicité quotidiennement pour ses dons en matière de prévisions météorologiques pendant le délicat tournage du film « le jour le plus long » en 1962. Recevant les félicitations du metteur en scène lors du pot de fin de tournage il eut le droit à cette fameuse question « Comment faîtes-vous pour prévoir si bien ? »
Le regard toujours dirigé vers l’horizon, il répondit simplement : « J’écoute la radio tous les matins ».