Les Français dans la coupe de l’America

Les défis du Baron Bich
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la coupe de l’America se court sur les fameux 12m JI. Ces bateaux mesurent environ 23m et sont particulièrement techniques. Ils sont surtout très adaptés au « match racing », c’est-à-dire à la compétition entre deux bateaux où l’utilisation intelligente des multiples règles de priorité et la rapidité de l’équipage sont essentielles pour l’emporter.
Un industriel franco-italien, Marcel Bich, créateur du fameux stylo Bic, et passionné de voile décide de se lancer au nom de la France, à la conquête de la coupe de l’America. Seulement voilà : le New York Yacht Club, qui défend sa « Cup » n’accepte qu’un seul challenger à la fois. Et les Australiens sont déjà retenus pour les éditions de 1967 et 1970. Propriétaire de plusieurs 12m JI, dont les « challenger » et « defender » de 1964, le Baron Bich – son arrière-grand-père s’est vu accordé ce titre par le duc de Savoie en 1841 – refuse l’idée d’attendre 1973 pour avoir enfin le droit de s’attaquer à ce véritable Graal de la voile.
Son lobbying pour être au départ de l’édition de 1970 va alors être redoutable. Il obtient, pour la première fois dans l’histoire de la « Cup », l’organisation d’une pré-régate dont le vainqueur sera désigné « challenger » officiel.
La France obtient le droit de concourir et le Baron Bich compte bien gagner cette pré-régate pour, ensuite, s’emparer de la coupe de l’America. Seulement voilà, la règle est claire. Le bateau, mais aussi ses voiles et son accastillage doivent être conçus et construits dans le pays du défi. Point critique car la culture nautique française sur ces bateaux est quasi nulle. Pour gagner du temps, l’industriel prend contact – en secret – avec l’architecte américain Britton Chance Jr, qui est l’un des premiers à utiliser les bassins de carène pour valider ses dessins. Puis il demande à André Mauric de dessiner France, le premier 12m JI français. Un bateau qui ressemblera beaucoup à Chancegger, le bateau dessiné par Britton Chance Jr… Etonnant, non ? Mais ce n’est pas tout : le bateau France est construit à Pontarlier par les ouvriers du chantier suisse Egger, chantier qui a aussi construit le Chancegger… Mais France a bel et bien été conçu par un architecte français et a été construit dans le pays du défi, il peut donc concourir parfaitement légalement.
Le mécène passionné de voile ne recule devant aucun sacrifice et installe deux bases d’entrainement : l’une à Hyères, l’autre à La Trinité-sur-Mer. Pour l’équipage, il fait appel à la fine fleur de la régate de l’époque spécialiste du 5.5m JI, 5O5, Finn (Louis Noverraz, Pierre Delfour, Jean Marc Le Guillou, Yves-Louis Pinaud…) et embarque même le marin le plus célèbre de son temps : Eric Tabarly.
France s’incline face aux Australiens en 1970 puis en 1974. En 1977, le baron fait construire un nouveau bateau France II . Mais il n’est pas assez performant et c’est donc France qui retente sa chance… sans plus de succès.
En 1980, le baron Bich se lance dans un ultime challenge. Toujours aussi méthodique, il continue à innover mais sa gestion du défi reste très autocratique. France III se hisse tout de même en finale des « challengers », le meilleur résultat d’un bateau français à ce jour, mais ne pourra rien faire face aux Australiens qui l’emportent… Le baron se retire après quatre défis. Tout comme Sir Thomas Lipton en son temps, les campagnes de Marcel Bich n’auront pas permis de remporter la « Cup », mais lui auront offert une promotion hors norme pour ses produits jetables qui ont conquis les États Unis…
Marc Pajot : Olympisme, Rhum et… America’s Cup !
En 1983, France III a été revendu au producteur du film « Emmanuelle ». Celui-ci garde sa confiance à Bruno Troublé, mais l’équipe française tombe sur plus fort et s’incline face à Australia II, futur vainqueur de cette édition d’anthologie. La « Cup » quitte alors New York pour les eaux australiennes. En 1987, pour cette nouvelle édition – la première loin des eaux américaines - un nouveau défi français voit le jour : French Kiss mené par Marc Pajot, médaillé olympique et multiple champion du monde avec son frère Yves en Flying Dutchman, vainqueur de la route du Rhum, recordman de la traversée de l’Atlantique… Marc Pajot s’entoure d’une équipe de rêve et d’un architecte, Philippe Briand qui va concevoir l’un des meilleurs 12m JI de cette époque. C’est en tout cas ce qu’avait déclaré Dennis Conner, skipper du « challenger » américain, lors d’une conférence de presse ! Le bateau français va atteindre les demi-finales mais ne pourra rien face aux Néo-Zélandais. La performance des Français, face à 12 « challengers », est saluée par tous et reste, à ce jour, l’un des défis les plus beaux et le plus réussi !
En 1992 à San Diego, une nouvelle jauge a été définie : place aux « Class America ». Marc Pajot est toujours à la tête du syndicat français sur Ville de Paris. Mené par Pajot et Marc Bouët, le bateau français atteint une nouvelle fois les demi-finales.
Ces deux beaux résultats permettent au navigateur, devenu un vrai spécialiste de la « Cup », de se lancer dans un troisième défi en 1995. Deux bateaux sont construits, France 2 et France 3. L’équipe est constituée des meilleurs de l’excellence française en termes de navigants et professionnels. Toujours skippé par Marc Pajot et cette fois épaulé par Bertrand Pacé, le défi français multiplie pourtant les déconvenues, avec un mât cassé sur France 2 et un France 3 qui ne fonctionne pas. Le défi français rentre à la maison sans avoir pu montrer tout son potentiel…
Des défis français et des résultats mitigés
Retour en Nouvelle-Zélande pour la 30e édition de la coupe de l’America en 2000 avec, à nouveau, un défi français qui a une vraie carte à jouer. Financé par Bouygues Telecom et skippé par Bertrand Pacé qui a déjà l’expérience des trois dernières « Cup », Sixième Sens et son équipage atypique, composé de vieux briscards de la « Cup » et de jeunes aux dents longues, fait sensation après avoir longtemps joué les seconds rôles. Demi-finaliste, une nouvelle fois !
31e édition, 2003 : toujours en Nouvelle-Zélande, les Français se présentent avec une nouvelle équipe menée par Pierre Mas, Xavier de Lesquen et Luc Gellusseau avec le financement du géant du nucléaire : Areva. Malheureusement, le bateau français skippé par Philippe Presti et Luc Pillot ne fait pas illusion très longtemps et est sorti rapidement dès les Round Robin. Les Français regardent les Suisses remporter la coupe de l’America et être les premiers à ramener le trophée en Europe…
Le fait de courir en Europe ne va pas franchement aider le défi français de 2007, toujours sous le nom d’Areva. Dirigé par Stéphane Kandler, barré par Thierry Péponnet puis Sébastien Col, les Français n’y arrivent pas et finissent 6e de la Louis Vuitton Cup, la régate des « challengers ».
L’America’s Cup coûte cher et les retombées médiatiques ne semblent être suffisantes pour convaincre les sponsors d’investir les dizaines de millions d’euros nécessaires à une campagne. Pourtant la France regorge de marins talentueux qui emportent de nombreux trophées dans toutes les catégories olympiques ou de match racing et trustent absolument tout en course au large. Pendant 10 ans, personne n’arrive à trouver le financement pour lancer un défi jusqu’en… 2017. Cette année-là, les marins français les plus emblématiques se réunissent pour lancer un nouveau challenge. Mené par Franck Cammas avec le soutien de Michel Desjoyeaux et d’Olivier de Kersauzon, excusez du peu, le catamaran volant français ne fera pourtant pas illusion et est sorti de la compétition très tôt… La « Cup » ne pardonne définitivement rien et, pour l’emporter, il faut régater, régater et régater encore et être présent à chaque édition pour accumuler de l’expérience et des compétences.
Et l’expérience de la coupe de 2021, dont les Français sont absents, risque de manquer en 2024. Le défi français K-Challenge Orient Express mené par Stéphane Kandler et Bruno Dubois s’est pourtant donné les moyens de faire mieux que d’être simplement présent sur cette 37e édition. Le skipper du bateau, Quentin Delapierre a montré tout son talent sur le circuit des SailGP et l’équipe française a acheté le « Design Package » du « defender » Team New Zealand. De quoi partir sur de (très) bonnes bases, avec un bateau au potentiel de vitesse éprouvé. La campagne 2024 sera bien sûr à suivre sur le Figaro Nautisme du 22 août au 27 octobre 2024.
Les marins et architectes français au firmament de l’America’s Cup
Les Français et la coupe de l’America, c’est une longue histoire, mais qui ne se limite pas qu’aux différents défis menés depuis 1970. La fameuse « clause de nationalité » qui a, pour certaines éditions, imposé un équipage, mais aussi un architecte et un constructeur originaires du pays qui se lance dans un challenge, n’a pas toujours été la règle. Les Français ont donc aussi brillé dans d’autres équipes que ce soit en tant qu’architectes, équipiers, voiliers, coachs et bien sûr comme spécialistes en électronique et systèmes aujourd’hui embarqués. Dès 1958 et pour la 17e édition, le « challenger » anglais Sceptre est équipé de spinnakers révolutionnaires dessinés et réalisés par Jean-Jacques Herbulot. Le bateau anglais est sèchement battu par le bateau du « defender » américain, mais était le plus rapide au portant, grâce à ces fameux spi… Depuis, les Français et leur savoir-faire ont toujours fait partie intégrante des différentes équipes, que ce soient les navigants, les architectes (Guillaume Verdier, VPLP, Joseph Ozanne…), les coachs comme Philippe Presti qui s’occupe de l’équipe italienne pour la « Cup » de 2024, etc. Rien que pour cette 37e édition, on trouve de nombreux Français dans les différents designs team (Philibert Chenais pour Ineos Britannia, Dimitri Despierres pour American Magic, Sam Manuard pour Alinghi Red Bull Racing…).
Alors avec tous ces talents, pourquoi ne pas rêver qu’un jour, un défi français puisse l’emporter ?
Tous les défis français sur l’America’s Cup :
1970 - 21e édition : Défi managé par Marcel Bich. Bateau France, dessiné par André Mauric. 2 « challengers ». Battu 4 à 0 par Gretel (Australie).
1974 - 22e édition : Défi managé par Marcel Bich. Bateau France, dessiné par André Mauric. 2 « challengers ». Battu 4 à 0 par Southern Cross (Australie).
1977 - 23e édition : Défi managé par Marcel Bich. Bateau France, dessiné par André Mauric. 2 « challengers ». Battu 4 à 0 par Australia (Australie).
1980 – 24e édition : Défi managé par Marcel Bich. Bateau France III, dessiné par Johan Valentjin. Finaliste. Battu 4 à 1 par Australia (Australie).
1983 – 25e edition : Défi managé par Yves Rousset-Rouard. Bateau France III, dessiné par Johan Valentjin. Eliminé dès les Round Robin de la première Louis Vuitton Cup.
1987 – 26e édition : Défi managé par Marc Pajot. Bateau French Kiss, dessiné par Philippe Briand. Demi-finaliste de la Louis Vuitton Cup. Lors de cette édition, un autre challenge français était en lice : Challenge France, dessiné par Daniel Andrieu et managé par Eric Ogden et Yves Pajot…
1992 – 28e édition : Défi managé par Marc Pajot. Bateau Ville de Paris, dessiné par Philippe Briand. Demi-finaliste de la Louis Vuitton Cup.
1995 – 29e édition : Défi managé par Marc Pajot. Bateaux : France II et France III, dessinés par Philippe Briand. Eliminé dès les Round Robin de la Louis Vuitton Cup.
2000 – 30e édition : Défi managé par Xavier de Lesquen. Bateau : 6e Sens, dessiné par Yaka Design Team. Demi-finaliste de la Louis Vuitton Cup.
2003 – 31e édition : Défi managé par Xavier de Lesquen. Bateau : Areva, dessiné par Yaka Design Team. Eliminé dès les Round Robin de la Louis Vuitton Cup.
2007 – 32e édition : Défi managé par Stéphane Kandler. Bateau : Areva, dessiné par Nivelt-Andrieu-Verdier-Fauroux. Eliminé dès les Round Robin de la Louis Vuitton Cup.
2017 – 35e édition : Défi managé par Franck Cammas (avec Michel Desjoyeaux et Olivier de Kersauzon). Bateau : Groupama Team France, dessiné par Martin Fisher-Juan Kouyoumdjian-Horacio Carabelli. Eliminé dès les Round Robin.
2024 – 37e édition : Défi managé par Stéphane Kandler et Bruno Dubois. Bateau : Orient Express Racing Team.