L’America’s Cup, moteur d’une révolution architecturale ?
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Une compétition aux jauges… ouvertes !
Dès la toute première confrontation entre les bateaux anglais et la goélette américaine America en 1851, l’objectif des différents armateurs était de démontrer le savoir-faire de leurs architectes et de leurs chantiers nationaux. C’est donc là, la base de ce qui deviendra la coupe de l’America : gagner pour montrer sa supériorité technique ! Et pour y arriver, il faut savoir jouer avec les règlements, trouver des astuces, explorer des solutions novatrices, bref : oser, innover, imaginer…
Les règles lors des premières éditions de la « Cup » étaient simples : le premier à passer la ligne était déclaré vainqueur. Cotres ou goélettes, de 25m de longueur ou de plus de 30m, tout le monde régatait ensemble. Ni jauge ni temps compensé ne permettaient d’équilibrer les forces en présence. Les architectes et constructeurs pouvaient s’en donner à cœur joie…
Il faut attendre la 5e édition de la coupe de l’America en 1885 pour que le New York Yacht Club impose une jauge. Les bateaux de plus de 85 pieds (25,91m) étant pénalisés par ce nouveau règlement, les prétendants se limitent à cette taille maximum. Mais rien n’empêche d’imaginer des carènes très différentes. Les architectes anglais optent pour des coques fines équipées d’une quille lourde. Ces navires très raides ont été conçus pour exceller dans la brise, fréquente sur les côtes anglaises... Mais la course se déroule dans les eaux new-yorkaises ! Les Américains choisissent au contraire des coques légères, larges et équipées de dérives. Dessinées par Edward Burgess, ces nouvelles carènes excellent. Rapidement, l’industrie nautique naissante s’empare de ces nouveaux dessins pour développer des bateaux, aussi bien pour une riche clientèle de propriétaires de yachts que pour des bateaux de travail qui se doivent d’être rapides tout en acceptant de lourdes charges. L’apport de la course, déjà…
Nathanael Herreshoff, un génie de l’architecture navale invaincu
En 1887, une nouvelle jauge est définie. Un architecte génial et visionnaire, Nathanael Herreshoff dessine des bateaux extrêmes et surtout incroyablement rapides. La recherche et le développement des techniques de construction avec l’utilisation de nouveaux métaux offrent des perspectives jusque-là impensables. Les lignes de flottaison s’allongent, les dessins des lignes d’eau s’affinent et les vitesses affolent les speedomètres. Même le talent de William Fife (l’architecte du très célèbre Pen Duick entre autres) n’y pourra rien. Les bateaux de Herreshoff restent imbattables entre 1893 et 1920… L’apport des architectes navals devient essentiel dans la conception des bateaux.
Des méthodes de construction novatrices, la Cup innove… dans tous les domaines
Les apports de l’America’s Cup sont particulièrement importants dans l’industrie en général, et le nautisme en particulier. Des montants gigantesques ont été engloutis en recherche et développement. Ils ont permis de développer des techniques – dans la limite des jauges adoptées par les différents « defender » - qui ont révolutionné la construction nautique mais pas que... En 1899 se déroule la 10e édition de la coupe de l’America. D’un côté, le banquier JP Morgan finance le bateau du « defender » américain Columbia dessiné par Herreshoff et skippé par Charlie Barr. De l’autre, Sir Thomas Lipton demande à William Fife de concevoir Shamrock. Le cotre américain de 40m est équipé d’un incroyable mât en acier télescopique et écrase le bateau anglais 3 à 0. Mais Lipton n’est pas venu pour rien : il a invité à bord de son yacht Erin, Thomas Edison et Guglielmo Marconi. L’occasion pour l’homme d’affaire de faire le tout premier film sur l’évènement et de démontrer l’intérêt du télégraphe de Marconi : 1200 messages seront transmis aux organisateurs et à la presse en temps réel… Lipton vient d’inventer la communication moderne et, même s’il a perdu la régate, il en tire une reconnaissance mondiale, excellente pour ses affaires !
En 1903, Lipton revient défier les Américains. Mais son bateau ne pourra rien face à Reliance, toujours dessiné par Herreshoff qui a repoussé toutes les limites : 201 pieds (61,26m) de longueur hors tout pour une longueur à la flottaison de 90 pieds (21,43m), le génial Charlie Barr à la tête d’un équipage de 64 personnes, un mât de 67m de haut et 1501m2 de toiles… Reliance est le plus grand cotre à voile aurique jamais construit mais tellement extrême et dangereux, que Heresshoff lui-même proposera de changer la jauge pour éviter d’aller encore plus loin dans la démesure…
Électronique, voiles et quille magique : les apports de la « Cup » à la plaisance
Comment naviguerions-nous aujourd’hui sur nos bateaux sans la coupe de l’America ? Forcément très différemment. La généralisation des voiles bermudiennes qui équipent aujourd’hui tous nos bateaux ? C’est à la jauge de 1930 que nous la devons. L’utilisation de l’électronique ? Idem : dès 1930 le bateau Whirlwind dessiné par Lewis Francis Herroshoff (le fils de Nathanael) est bardé d’électronique même si cela ne suffit pas pour s’imposer comme « defender » officiel. Le premier mât en aluminium ? C’est à bord du classe J Enterprise qu’on le trouve.
Dans un autre registre, c’est à la « Cup » de 1934 que l’on doit la première grève de régatiers professionnels. Elle aura lieu à bord d’Endeavour, le « challenger » anglais dont l’équipage très bien entrainé, mais qui n’a pas été payé, sera finalement remplacé par des amateurs… qui n’arriveront pas à mener au maximum le Classe J pourtant plus rapide que le « defender » américain.
L’utilisation systématique des bassins de carène pour valider les concepts des architectes sera la nouveauté de la 16e Cup de 1937. Les spinnakers « en chevron » imaginés par le Français Jean-Jacques Herbulot, est une innovation pensée pour le « challenger » anglais Sceptre en 1958. On continue avec la quille rétractable équipée d’un volet compensateur d’Intrepid et son safran déporté, son aérodynamisme travaillé avec sa bôme abaissée et les winches relégués dans la coque. Ces innovations vont permettre à ce bateau de légende de remporter les « Cup » de 1967 et 1970… Les recherches sur les tissus des voiles et la construction des coques explosent dans ces mêmes années où les évolutions techniques permettent de tout imaginer. La France sera à la pointe de ces développements avec les défis financés par Marcel Bich qui, s’il ne gagnera jamais la coupe de l’America, en profitera pour imposer ses produits jetables, les fameux Bic, sur le marché américain, comme Sir thomas Lipton à son époque…
En 1983, les Australiens débarquent avec un bateau équipé d’une quille… qu’ils cachent à tous les regards. La communication et les intox sont au moins aussi importantes que les innovations pour l’emporter. Les Australiens auront utilisé ces trois piliers pour battre les Américains pour la première fois en 26 défis. La quille « magique » à ailette a forcément dû jouer, l’excellence de l’équipage aussi…
La révolution du multicoque est en marche
Le multicoque est une arme redoutable. On s’en est rendu compte avec la Route du Rhum 1978 et la victoire pour 98 petites secondes du petit trimaran jaune de Mike Birch (11,48m) face au monocoque de 21m de Michel Malinovsky. Pourtant pour la 27e édition de l’America’s Cup, les Néo-Zélandais tentent de changer le cours de l’histoire. Le « challenger » néo-zed se présente sur la ligne avec un monocoque de 36,57m hors-tout mené par un équipage de 30 à 40 personnes selon les conditions. En face, le « defender » américain choisit un catamaran de 18m. Résultat imparable : 2 à 0 pour le catamaran qui démontre encore une fois la supériorité du multicoque en vitesse pure sur le monocoque. Pourtant, il faudra attendre 2010 pour revoir les multicoques se disputer l’America’s Cup…
33e America’s Cup : les ailes rigides, le coup de génie des Américains face aux Suisses
En 2010, de nombreux recours juridiques amènent à un match entre deux visions du multicoque : catamaran contre trimaran (de 90 pieds) équipés de gréements radicalement différents. Le trimaran américain fait le pari de l’aile rigide à la place d’une grand-voile classique avec un mât-aile basculant de 68m de haut. Le catamaran du « defender » suisse préfère jouer la sécurité et opte pour un gréement traditionnel. 1200m2 pour le catamaran, plus de 1400 pour le trimaran. Les innovations imaginées par les Américains sont si nombreuses – plusieurs générations de foils de plus en plus en plus performants, winches hydrauliques, carénages pour améliorer le coefficient de pénétration dans l’air, abandon du safran central… - que le match est plié en deux manches à zéro. Le spectacle de ces libellules naviguant sur une seule coque ou un flotteur à la moindre risée rend impossible le retour aux lourds monocoques archimédiens.
Des bateaux vraiment volants : vous en rêviez, l’America’s Cup l’a fait !
Les bateaux n’ont pas attendu la coupe de l’America pour s’envoler. Loin s’en faut puisque le tout premier voilier équipé de foils est Catafoil en 1941, conçu Robert R Gilruth qui dirigera plus tard les programmes Apollo de la NASA. Ce catamaran fera son premier « vol » dans la baie de Chesapeake en 1941. Quelques années plus tard, on assiste au premier « décollage » d’un voilier monocoque. Il s’appelle Monitor et nous sommes en 1955. Avec les moyens financiers, techniques et les ressources en R&D mis en place pour l’America’s Cup, les performances vont devenir hallucinantes. En 2013, une nouvelle jauge est adoptée : celle des AC72. Des catamarans de 72 pieds (22m) munis d’une aile rigide en lieu et place de la grand-voile. Et ce n’est pas tout. Les foils rétractables permettent de s’affranchir de l’élément liquide et d’atteindre des vitesses supérieures à 45 nœuds (83 km/h). Ce n’est pourtant pas la vitesse absolue qui est la plus impressionnante, mais la capacité de ces bateaux à aller à près de trois fois la vitesse du vent. Le bateau des Néo-Zélandais va ainsi atteindre 44,15 nœuds de vitesse par… moins de 16 nœuds de vent soit 2,79 fois la vitesse du vent. Le mât-aile rigide associé aux foils – pourtant non équipés de volets mobiles - fait entrer le nautisme dans un nouveau monde.
En 2021, le « defender » néo-zélandais veut revenir aux monocoques. Mais attention, des monocoques de 75 pieds (22,86m)… volants ! Les foils permettent à ces engins incroyables de « décoller » dès 7 nœuds de vent réel et de régater à plus de 80 km/h. Pour arriver à ces performances extraordinaires (au sens littéral du terme), les systèmes embarqués permettent de gérer en quelques millisecondes les réglages du mât, des voiles, des foils et de leurs flaps, du safran… Des systèmes de gestion ultrasophistiqués, développés par des équipes d’ingénieurs impressionnantes, qui pourraient, un jour, se retrouver en version simplifiée, sur nos bateaux pour nous aider à régler nos voiles et à améliorer performances et sécurité…
Et demain ?
Le 27 octobre 2024 au plus tard, nous connaitrons le nouveau détenteur de la 37e coupe de l’America. Ce nouveau « defender » se verra défier dans les minutes qui suivront sa victoire par un yacht club qui sera nommé officiellement « challenger of record ». A eux deux, ils décideront de la configuration de la 38e édition de l’America’s Cup et donc des futures évolutions techniques qui en découleront comme toujours depuis… 1851.