
Sous ses airs anodins, cette question en ouvre bien d’autres : comment un poisson survit-il dans l’eau salée ? Pourquoi certains se plaisent en rivière alors que d’autres ont besoin du grand large ? Et surtout, comment les espèces migratrices, comme le saumon ou l’anguille, réussissent-elles à passer de l’un à l’autre sans y laisser leur écaille ? Autant de mystères que la science a, en grande partie, élucidés — et qui intéressent aujourd’hui de plus en plus le monde du nautisme.
Boire ou ne pas boire, voilà la question
La réponse dépend en réalité du milieu dans lequel le poisson évolue. En eau douce, les poissons ne boivent presque pas. Leur environnement, beaucoup moins salé que leurs fluides corporels, crée un déséquilibre osmotique : l’eau entre naturellement dans leur corps par osmose, notamment à travers la surface très vascularisée des branchies. Résultat : ces poissons doivent constamment lutter contre une surhydratation passive. Leur stratégie ? Produire une urine abondante, très diluée, et quasiment dénuée de sels minéraux. C’est le cas de nombreuses espèces d’eau douce que l’on croise dans les rivières, les lacs ou les zones de confluence à faible salinité : carpes, brochets, perches ou silures vivent ainsi dans un bain d’eau douce permanent… qu’ils filtrent et expulsent sans relâche.
À l’inverse, en mer, l’environnement est hypertonique : l’eau de mer, plus concentrée en sels, attire l’eau contenue dans le corps du poisson. Résultat : l’eau a tendance à quitter leur organisme par osmose. Pour compenser cette déshydratation, les poissons marins doivent boire de l’eau de mer en continu. Ce n’est pas un simple réflexe : ils avalent de grandes quantités d’eau volontairement, parfois jusqu’à plusieurs dizaines de millilitres par heure selon les espèces. Le défi ensuite est de recycler cette eau salée sans se charger en ions nocifs (sodium, chlorure, magnésium…). Cela passe par une machinerie cellulaire très spécialisée : des cellules dites “chlorure” situées dans les branchies, capables de rejeter activement le sel excédentaire, et des reins qui concentrent les déchets dans une urine très réduite.
Ces adaptations sont coûteuses sur le plan énergétique, mais elles permettent aux poissons marins — maquereaux, bars, morues, thons… — de survivre dans un environnement salé sans jamais se dessécher. Une gymnastique chimique permanente, parfaitement maîtrisée.

Quand le poisson change de monde : les migrations osmotiques impossibles
L’un des phénomènes les plus impressionnants du monde aquatique, c’est la capacité de certaines espèces à passer de l’eau douce à l’eau salée, voire l’inverse, au cours de leur vie. On parle alors de poissons euryhalins, capables de tolérer de larges variations de salinité. C’est le cas du saumon atlantique, sans doute le plus emblématique : il naît en rivière, grandit en mer, puis revient se reproduire dans son cours d’eau natal. Mais aussi de l’anguille, de l’alose, ou encore de certains gobies et plies.
À chaque changement de milieu, leur organisme se transforme littéralement : la perméabilité des branchies évolue, la composition hormonale fluctue, les reins changent de mode opératoire. Cette adaptation peut prendre plusieurs jours, parfois plusieurs semaines, selon les conditions extérieures. Le cortisol, une hormone clé chez ces poissons, joue un rôle central dans la régulation du transport de sel et la réorganisation des tissus branchiaux.
Pour le navigateur, ces cycles ont une vraie résonance. Dans l’estuaire de la Gironde, du Rhône ou de la Loire, les variations de salinité au fil des marées, des crues ou des saisons influencent directement la présence et l’activité de ces espèces migratrices. Ce n’est pas un hasard si certains pêcheurs guettent les coefficients de marée ou les débits fluviaux : la distribution des poissons dépend étroitement de cet équilibre osmotique fragile.
Pourquoi c’est utile en navigation ?
Comprendre cette dynamique n’est pas qu’une curiosité de ponton. Pour ceux qui naviguent en eaux mixtes, notamment dans les estuaires, les deltas ou les zones de balancement entre marée douce et marée salée, ces mécanismes d’adaptation permettent de mieux anticiper les comportements de certaines espèces.
Prenons l’exemple du bar européen (Dicentrarchus labrax), poisson emblématique des côtes atlantiques et méditerranéennes. Le bar tolère des salinités très variables, ce qui lui permet de fréquenter les lagunes, les estuaires, voire certains ports fluviaux. En période de fortes pluies ou de crues, il peut modifier sa répartition en quelques heures, se repliant vers la mer ou s’approchant des côtes selon l’équilibre salin. Pour un plaisancier amateur de pêche au leurre, comprendre cette mécanique, c’est anticiper les bons postes au bon moment.
Autre cas : les mulets, qui fréquentent indifféremment les eaux saumâtres, les canaux, les embouchures. Leur plasticité osmotique leur donne un avantage décisif dans des zones instables, où les conditions varient en fonction des marées ou des précipitations.
Enfin, pour les passionnés de grande croisière ou les amateurs d’aquariophilie embarquée (de plus en plus de catamarans de voyage embarquent de petits bacs récifaux), connaître ces principes permet aussi de comprendre pourquoi un choc osmotique peut être fatal à un poisson mal acclimaté. Changer d’eau trop vite, c’est condamner un organisme incapable de réguler le flux d’eau et de sels.

Une résilience menacée par les déséquilibres environnementaux
Ces mécanismes d’adaptation, fascinants et millimétrés, sont aujourd’hui mis à rude épreuve. Le changement climatique bouleverse les équilibres des milieux aquatiques : hausse du niveau des mers, salinisation des nappes phréatiques, intrusion d’eau salée dans les estuaires, sécheresses prolongées, multiplication des barrages qui empêchent les migrations naturelles…
Certains poissons, très spécialisés, ne parviennent pas à s’adapter à ces changements rapides. C’est le cas notamment de nombreuses espèces de poissons amphihalins (qui migrent entre eau douce et eau salée), dont les populations sont en fort déclin sur plusieurs bassins français. L’anguille européenne, en particulier, est aujourd’hui classée en danger critique d’extinction par l’UICN. Non seulement à cause de la pollution et des obstacles à la migration, mais aussi en raison des déséquilibres osmotique de plus en plus fréquents dans les zones de transition.
Oui, les poissons boivent… mais pas tous, et pas de la même manière. Tout dépend de la salinité de leur milieu. En eau douce, ils évitent de boire pour ne pas se surhydrater ; en mer, ils boivent et filtrent intensément pour éviter de se dessécher. Et entre les deux, certains virtuoses de l’adaptation passent d’un monde à l’autre grâce à une biologie taillée pour le changement.
Pour les navigateurs, comprendre ces subtilités, c’est mieux lire les eaux qu’on traverse. C’est savoir où se trouvent les poissons quand le fleuve grossit, où jeter l’ancre en période de transition, ou encore comment respecter des équilibres fragiles qu’on perturbe parfois sans le savoir. Car derrière une simple question se cache un monde d’équilibres invisibles, que le nautisme — par passion ou par conscience — ne peut plus ignorer.
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