Les Marquises et son navire blanc

On peut s'attacher à un navire le temps d'un voyage, même s'il ne dure qu'une semaine. C'est ce qui m'est arrivé. Mon séjour à Melbourne où j'étais en poste pour mon activité professionnelle m'offrait une perspective excitante vers le Pacifique Sud. Rien de mieux pour évacuer la tension de longues négociations. Je me suis donc rendu en mars 2009 à Papeete pour embarquer à bord de l'ARANUI 3.
Ce cargo mixte long de 117 m et pesant 7500 tonnes, construit en Roumanie en 2002 et exploité jusqu’en 2015 sous pavillon français, assurait chaque mois le ravitaillement régulier de l'archipel des Marquises.
" En ce samedi de Pâques, après plusieurs heures de chargement d'un fret hétéroclite auquel les passagers ont assisté aux manœuvres de grutage et de saisie des marchandises sur le pont, nous appareillons du port de commerce Motu Uta à Papeete pour les Marquises..."
" Le dimanche, en milieu de matinée, notre première escale nous conduit dans le lagon de l'atoll de Fakarava au sein de l'archipel des Tuamotu où sous les chants maoris de l’église proche, les passagers sont invités à déambuler dans le village..."
À chaque escale des six îles desservies, l'ARANUI 3 se met au mouillage dans une baie protégée – sauf dans les îles de Ua Pou (Hakahau), Hiva Oa (Tahauku) et Nuku Hiva (Taiohae) où il se met à quai avec précaution. Les matelots débarquent en priorité les passagers par une passerelle de coupée sur des chaloupes qui atterrissent sur une plage ou accostent à une petite jetée. Ensuite, l’équipage procède avec les deux grues de bord au déchargement des marchandises sur des barges. Avec une quasi-frénésie, la population impatiente de recevoir son approvisionnement, réserve un accueil chaleureux aux passagers, fait de danses et de chants traditionnels, suivis de visites de marae sacrés, avant de leur offrir dans un tamara'a, le banquet traditionnel, des mets typiques dans une ambiance joviale et parfumée.
Les paysages des îles au relief volcanique sont spectaculaires, tout en verdure tropicale, avec des baies paradisiaques où quelques voiliers aventuriers font une halte, souvent sur la route entre Panama et la Polynésie, voire vers la Nouvelle Zélande ou l'Australie.
L’une de ces îles, Hiva Oa, est chargée du souvenir mélancolique de Gauguin, isolé là-bas à la fin de sa vie dissolue, et de Jacques Brel, malade échappant aux turpitudes médiatiques de l’Europe – tous deux enterrés dans le petit cimetière d’Atuona.
Les îles Marquises sont rattachées à la Polynésie Française depuis le XIXe siècle, après l’arrivée des missionnaires catholiques français venant de Papeete pour assister et soigner une population décimée par des vagues d’épidémies. Auparavant, d’autres missionnaires américains et anglais avaient tenté d’évangéliser ce peuple qui accueillait et ravitaillait les baleiniers américains ou scandinaves naviguant vers le Pacifique sud et l’Antarctique.
L’ARANUI 3 n’est plus. Sa sympathique silhouette se balade maintenant en Asie sous le nom de M2, aujourd’hui tristement encalminé depuis trois mois dans le détroit de Singapour.
Ce bateau reste dans la mémoire de tous, aussi ancré que le profond respect qu’on doit aux navires blancs, pas tous des bananiers, ni des paquebots ou des navires de recherche océanographique.
L’ARANUI 5 fera-t-il aussi des nostalgiques ?…