
A moins de 48 heures du début du Match (mercredi 10 mars à 04h00, heure française), qui va voir s’affronter à Auckland (Nouvelle Zélande) le Defender, Emirates Team New Zealand (ETNZ), contre le Challenger Luna Rossa Prada Pirelli, Figaro Nautisme a participé sur l’invitation d’OMEGA, chronométreur officiel de la Coupe et partenaire d’ETNZ, à une interview exclusive d’ETNZ avec quelques médias européens.
Trois membres de l’équipe nous ont reçus dans une interview en visio-conférence :
- Dan Bernasconi (DB), directeur du « design team », rôle éminemment clé dans la conception de ces nouveaux bateaux et dans la mise au point très délicate. Une expérience immense dans la Coupe de l’America avec 5 campagnes…
- Blair Tuke (BT), naviguant, déjà présent lors de la victoire aux Bermudes avec ETNZ, est à bord dans le rôle clé de « flight controller », c’est-à-dire la personne en charge du réglage des foils pour permettre au bateau de voler sur l’eau…
- Glenn Ashby (GA) : naviguant, en charge du réglage de la grande voile.
Un élément inattendu s’est glissé dans la phase finale de préparation pour les 2 concurrents. En effet, le règlement stipule que les bateaux devaient être figés en configuration course le lundi 1er mars, soit 5 jours avant le début des rencontres prévues le 6 mars. Cette échéance à 5 jours permettait de définir un bateau en configuration adaptée à la situation météorologique pour les 5 à 10 jours de courses prévues. Mais la situation sanitaire a exigé un renforcement de niveau 3 à Auckland, retardant les premières courses au mercredi 10 mars… un vrai casse-tête pour chaque équipe.

Morceaux choisis…
Comment vous situez-vous aujourd’hui, alors que la configuration finale du bateau a été officiellement déposée le lundi 1er mars ?
BT : l’échéance de la configuration du 1er mars a été un long process de réflexion dans notre équipe, néanmoins pour être sincère, nous pensons que notre bateau (Te Rahitai) est un bateau assez polyvalent dans toutes les conditions de vent. Il est difficile quand vous développez un bateau comme celui-ci de trop le typer pour certaines conditions. Et en particulier les foils doivent disposer de cette capacité à fonctionner dans toutes les conditions qui peuvent sévir sur le plan d’eau d’Auckland. Pour mercredi, les conditions attendues sont un vent medium de Nord-Ouest (environ 10-15 nœuds).
En tant que compétiteur, quels sont les éléments clés essentiels pour mener une telle campagne ?
GA : cette campagne est bien différente de la précédente (victorieuse aux Bermudes en 2017. En effet, l’une des forces d’ETNZ est de disposer d’une force étendue de leadership en tant qu’équipe, et ceci dans chaque département. Ainsi il y a une force collective qui permet de surmonter les problèmes inhérents à ce type de projet complexe et d’avancer vers les bonnes solutions pour la performance du groupe et du bateau. Je pense que mon rôle au sein d’ETNZ, depuis 11 ans, est principalement de travailler avec la cellule voiles et la partie aéro. A bord, je suis en charge du réglage des voiles et de l’optimisation du rendement aérodynamique des voiles. C’est un travail collectif entre l’équipe développement à terre, et mes co-équipiers à bord, et cet échange permanent, constructif et par itérations successives, est également présent à tous les étages et constitue un atout très fort. Nous sommes vraiment conscients et chanceux de disposer de tant de talents au sein d’ETNZ.

Est-il correct de considérer que la partie aérodynamique dans la conception du bateau est devenue primordiale, et qu’il s’agit là de la première fois où cet aspect prend le dessus sur l’hydrodynamique ?
DB : certes dans ce sport (la voile) l’aérodynamisme a toujours été un élément à considérer, néanmoins pour cette édition et avec ces bateaux, c’est la première fois que cet élément a dicté la forme de la coque. Certes lors des précédentes campagnes vous essayez de réduire le fardage (prise au vent) de l’équipage sur le pont ou de l’accastillage par exemple. C’est devenu encore plus prégnant avec la venue des multicoques, mais sur cette édition avec les AC75 c’est clairement notre préoccupation principale, avant même presque l’hydrodynamique ! En effet dans quasiment toutes les conditions de navigation, l’AC75 vole (il est porté par ses foils dans l’eau), donc toute la conception de la coque va être corrélée avec l’aéro, et permettre ainsi un décollage très tôt.
Dans votre rôle de Defender, vous vous êtes peu confrontés en course avec les autres concurrents, l’entraînement s’est déroulé avec un seul bateau, pouvez-vous nous en dire plus ?
DB : traditionnellement (auparavant) les mises au point et entraînements se déroulaient avec deux bateaux qui se confrontaient avec des changements ou des évolutions sur l’un, et on travaillait par comparaison. Désormais nous sommes sortis de ce schéma, d’abord car les bateaux sont tellement complexes que disposer de deux bateaux en même temps sur l’eau devient un exercice peu réaliste pour une équipe, mais aussi la technologie et les simulateurs ont tellement progressé de nos jours que ces outils permettent aujourd’hui de disposer de conclusions probantes pour l’équipe design dans ses décisions, parfois avec des résultats plus efficaces que ce que nous pourrions observer sur l’eau ! Évidemment nous validons sur l’eau ce que les simulations nous préconisent.
GA : il est vrai qu’avec notre position de Defender, nous n’avons pas participé à la Prada Cup qui a vu les différentes équipes se rencontrer pour désigner le Challenger (Luna Rossa Prada Pirelli). Nous avons donc improvisé et utilisé notre « chase boat » (bateau d’escorte à moteur) afin d’effectuer des simulations d’adversaire sur l’eau, tant lors de la phase de pré-départ que sur le parcours. Associé au simulateur que nous avons à terre (développé avec le cabinet McKinsey), cela nous a permis de nous projeter dans de multiples scénarios que nous pouvons affronter dans les jours à venir.
En termes de développement, comment situez-vous votre bateau aujourd’hui par rapport à décembre dernier et votre dernière apparition en course contre les autres concurrents ?
BT : Nous avons énormément progressé depuis décembre, le bateau venait alors d’être mis à l’eau seulement trois semaines avant le début des régates de décembre dernier. Nous étions quasiment en phase de réception et de découverte du bateau une semaine avant ces régates. Nous étions à vrai dire focalisés sur l’apprentissage du support plutôt que sur la compétition elle-même. Depuis, le bateau a bien évolué dans toutes les conditions de vent.
DB : à vrai dire depuis décembre, si la coque reste la même, nous disposons d’un nouveau jeu de foils, de safrans, de nouvelles voiles, et évidemment d’autres points de développement pas forcément visibles de l’extérieur… Nous verrons mercredi ce que cela signifie, et où nous nous situons.
Bien évidemment nous sommes conscients que le Challenger a aussi progressé dans tous les domaines du jeu.
En course vous devez rester particulièrement concentrés malgré l’exigence physique que requièrent ces bateaux, qu’en est-il ?
BT : à bord des AC75 nous sommes 11 marins, avec des rôles bien distincts pour mener le bateau sur le parcours avec le meilleur niveau de performances. Si Glenn (Ashby), Pete (Burling) barreur, et moi-même sommes en charge du pilotage du bateau, il y a aussi huit wincheurs qui apportent principalement l’énergie requise aux systèmes, mais aussi pour certains d’entre eux, contrôlent d’autres éléments ou manœuvres. Pour nous trois, la prise de décision doit être actée très vite entre nous sur une course qui dure en moyenne 30 mn si on inclut la phase de pré-départ, et le rythme cardiaque est très élevé pour nous tous. La pression mentale varie selon les rôles et les situations, mais en tant qu’équipe nous nous sommes entraînés et habitués à ce jeu.
Pourriez-vous nous décrire quel est le ressenti de naviguer, ou devrions-nous dire voler sur ces AC75 ?
GA : c’est un sentiment particulier et assez unique car ces bateaux à l’arrêt sont vraiment très instables, et puis vous commencez à avancer, et une fois que le foil (foil sous le vent) commence à prendre de la charge et joue son effet, le bateau accélère alors très rapidement et en particulier avec du vent fort. Vous passez ainsi de 0 à 50 nœuds (92 km/h) de vitesse en 20 à 30 secondes. Dans cette phase d’accélération, le foil apporte à un moment la poussée (lift) requise et la coque se soulève. C’est une transition assez douce à ce moment précis si vous effectuez l’ensemble des actions convenablement, par contre cela peut être brutal si tout n’est pas effectué selon les règles de l’art… Ensuite, la vitesse n’arrête pas de grimper et évidemment le vent apparent ressenti sur le visage est de l’ordre de 100 km/h parfois même dans des conditions ventées jusqu’à 120 km/h !
Cela exige de s’équiper de protections incluant des masques, des casques audio anti-bruit, et des microphones pour communiquer d’une façon efficace dans cet environnement bruyant et très humide de surcroit. Tout l’équipage doit être en parfaite coordination pour effectuer l’ensemble des manœuvres dans la bonne chorégraphie, et les outils de communication font partie des équipements primordiaux.
C’est clairement un nouveau monde mais vraiment excitant, et nous sommes très heureux d’en faire partie.
GA : la communication a été aussi un sujet de développement, comparé aux précédentes campagnes, désormais la vitesse des bateaux et la réactivité requise, associées au bruit du vent, des systèmes hydrauliques du bord et des gerbes d’eau, ont nécessité une adaptation dans notre manière de communiquer. Chacun à bord doit pouvoir identifier la voix et comprendre les mots d’une manière claire et simple et la technologie est essentielle dans cette partie du jeu.
Quelle est l’importance du timing lors des match race qui s’annoncent ?
GA : tout est basé sur le timing dans la Coupe de l’America (R&D, construction, mise au point, etc.), mais en particulier à bord, lors de la phase cruciale de préparation et de pré-départ durant laquelle nous nous fions en permanence à nos chronographes OMEGA Seamaster pour prendre le meilleur départ.
Pour rappel OMEGA est le chronométreur officiel de la 36ème Coupe de l’America et partenaire d’ETNZ.

Il semblerait, d’après les rumeurs, que votre bateau soit plus rapide dans la brise, alors que le Challenger est plus à l’aise dans les vents faibles… qu’en est-il ?
DB : j’ai entendu la même rumeur (sourires), nous avons conçu et développé notre bateau pour être performants sur la plage prévue, les règles de course nous permettent de naviguer entre 6,5 nœuds à 21 nœuds de vent réel. Le plan d’eau d’Auckland est réputé pour être complexe et varié, nous n’avons jamais ciblé des conditions particulières pour notre bateau. Certes Luna Rossa Prada Pirelli dispose de foils plus grands qui lui permettent certainement de rester sur ses foils à des vitesses de bateau plus lentes, néanmoins nous sommes à l’aise là où nous en sommes en termes de performances. Nous n’avons pas de préférence pour ce qui est des conditions de vent, les prévisions annoncent un vent médium (10/15 nœuds) ce mercredi, probablement de même pour le week-end à venir, et des vents plus légers la semaine prochaine si nous allons jusque là !
Pour mémoire le vainqueur de la 36ème Coupe de l’America sera le bateau qui remportera le premier, 7 victoires.
Quel va être votre programme pour les prochaines 48 heures
TB : les conditions météorologiques sont aujourd’hui très ventées, nous n’avons donc pas prévu de naviguer, peut-être que Luna Rossa Prada Pirelli sortira en fin de journée mais je serais surpris. Nous avons aujourd’hui, un programme de maintenance en place. Demain, nous avons prévu de naviguer au même horaire que la 1ère course mercredi (c’est-à-dire 16h00 locale / 04h00, heure française), avec quelques courses d’entraînement puis retour à la base pour se préparer pour mercredi après-midi.
Et nous nous sentons prêts et affutés pour engager la compétition à notre meilleur niveau de jeu.
Si l’on se projette déjà vers le futur, avons-nous une chance de voir ces bateaux AC75 régater au-delà de la 36ème édition de la Coupe de l’America ?
DB : ces bateaux sont extraordinaires et le concept de ces monocoques à foils se révèle être une réussite dans le jeu du match-race car les pertes de vitesse ou de distance dans les manœuvres sont faibles et ouvrent le jeu tactique, et permettent de se positionner sur le plan d’eau également. Alors oui quel que soit le vainqueur du Match j’espère que les AC75 resteront les bateaux choisis pour les éditions à venir…
Gilles Chiorri : L’interview a confirmé le bond technologique et la prépondérance de l’intelligence artificielle, des simulateurs et du poids de la R&D dans la campagne d’Emirates Team New Zealand. Mais désormais c’est aux hommes de prendre la main et de défendre le titre de Defender de la 36ème Coupe de l’America… le choix du nom du bateau « Te Rahitai » n’est pas anodin, signifiant en maori « Où l’essence de l’océan revigore et dynamise notre force et notre détermination ».
Merci à OMEGA d’avoir organisé cette interview et aux autres médias européens pour leur contribution.