Il Moro di Venezia : quand l’Italie défia l’America’s Cup avec panache

Du mythe à la méthode : la naissance d’un projet hors normes
L'histoire d’Il Moro di Venezia commence au tournant des années 1990, lorsque Raul Gardini, industriel à la tête d’un empire agrochimique, décide d’insuffler une nouvelle dimension au rêve italien d’America’s Cup. Inspiré par les campagnes d’Azzurra (1983) et d’Italia (1987), il imagine un programme total, capable de rivaliser avec les grandes puissances anglo-saxonnes. Il choisit le prestigieux yacht club de la Compagnia della Vela di Venezia comme port d’attache, s’entoure des meilleurs et investit sans compter : près de 100 millions de dollars seront dépensés.
Le lancement à Venise, le 11 mars 1990, est à la hauteur de l'ambition : une fête somptueuse mise en scène par Franco Zeffirelli, gondoles d'apparat et images spectaculaires diffusées dans toute l'Italie. Le projet est lancé avec panache.
Cinq bateaux pour un seul objectif : gagner
Le défi italien repose sur l’adoption des nouvelles règles de l’International America’s Cup Class (IACC), où la fibre de carbone et les matériaux high-tech réduisent les écarts entre nations. Gardini y voit une opportunité unique. Le designer argentin German Frers conçoit cinq coques expérimentales, testant tout : déplacement, largeur, appendices, plans de voilure. De ITA-1 à ITA-7, puis ITA-15 et ITA-16, l’équipe affine chaque détail grâce à des sessions de "two-boat testing" très poussées.
La cinquième unité, ITA-25, sera la bonne. Solide, performante, elle incarne le savoir-faire cumulé de deux années d’essais et d’ajustements.
L'équipe : jeunesse, talent et audace
Pour mener l’équipage, Gardini parie sur un jeune skipper américain alors peu connu : Paul Cayard, 29 ans, déjà remarqué à la barre d’Italia puis sacrré au Maxi World Championship de San Francisco. L’homme est sûr, stratège, charismatique. Autour de lui, une équipe jeune, affûtée, qui dispose de moyens exceptionnels et de conditions de travail idéales.
Basés à Shelter Island, près de San Diego, les Italiens affichent rapidement leur ambition face aux huit challengers engagés dans la Louis Vuitton Cup 1992. Leur principal rival s'appelle NZL-20, un monstre technologique néo-zélandais à quille tandem, fruit du génie de Bruce Farr.
Louis Vuitton Cup : duel au sommet avec la Nouvelle-Zélande
Le début de la compétition est serré, mais Il Moro montre des failles au près. Les Round Robins permettent d’identifier les lacunes et de les corriger. Gardini retourne en Italie confiant : « Je reviendrai, mais seulement pour la finale ».
Il voit juste. Après une campagne tendue et spectaculaire, les Italiens affrontent les Néo-Zélandais en finale. La bataille est acharnée, mais c’est un épisode hors de l’eau qui fait basculer l’issue : les Italiens protestent contre l’utilisation controversée du gennaker néo-zélandais, monté sur un espar interprété comme un bowsprit. Le jury invalide une manche en faveur de la Nouvelle-Zélande, le score reste figé à 3-1.
Il Moro en profite, réalise deux courses magistrales dans le petit temps et revient à 3-3. Le dénouement est à la hauteur du mythe : Paul Cayard garde son sang-froid et remporte les deux dernières manches. L’Italie explose de joie : pour la première fois, un défi non-anglophone accède à la finale de l’America’s Cup.
La grande finale : un rêve presque réalisé
Face à eux, l’armada américaine de Bill Koch, America3, repousse les limites de la technologie. L’architecte Doug Petersen affine chaque détail : coque plus fine, appendices réduits, modélisation poussée par des chercheurs du MIT. Le match est inégal. Les Italiens arrachent la deuxième manche de justesse (3 secondes !), mais s’inclinent finalement 4-1.
Cayard l’avoue : l’équipe n’a pas navigué aussi bien qu’en finale des challengers. La tension, l’énergie dépensée, ont laissé des traces. Mais l’essentiel est là : Il Moro di Venezia a fait entrer l’Italie dans la légende.
Il Moro n’a pas seulement gagné des régates : il a changé l'image de la voile en Italie. Il a inspiré une génération, servi de tremplin à Luna Rossa, finaliste en 2000 et 2021, et contribue encore aujourd’hui à l’engouement pour la Coupe.
En 2027, Naples accueillera la 38e America’s Cup. Trente-cinq ans après l'exploit d’Il Moro, une nouvelle page s'apprête à s'écrire. L’Italie a rendez-vous avec son histoire.