Sept « ballades » dans le Golfe de Venise : « Gradire Grado », chapitre 8
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« Vous êtes de La Rochelle ? avec l’équipage de Ce bateau nous avons gagné la Cooking Cup à La Rochelle » Lui c’est Luigi, l’ormegiattore de la Lega Navale de Grado. Ce bateau c’est un 50 pieds, genre « Luge du Lac Léman », amarré à côté de nous au coin du quai. Le quai c’est à Grado dans la lagune de Marano. Ce bateau quand on l’a aperçu au fond de la darse nous avons été rassurés quant à la hauteur d’eau, on n’aurait pas dû !
« - Il cale combien votre coursier ?
- Deux mètres
- Et quille en bas ?
– 4mètres, c’est son quatrième refit depuis le lancement ».
Nous étions arrivés troisième à cette Cooking Cup rochelaise, dernière du nom. On cause voile et régate avec Luigi. Vous êtes perdus ? Alors remontons le temps avec le chenal.
Il y a intérêt à bien respecter le balisage, le chenal commence un mille avant la passe dans la lagune de Marano. De part et d’autre des bouées : pas d’eau ou si peux… en témoignent les baigneurs qui à cent mètres du rivage sont mouillés guère plus haut que la taille. On imagine qu’à mi-jusant, après de fortes pluies qui accélèrent le courant, et avec du vent de secteur sud, la passe doit être impraticable. C’est aussi l’avis de notre guide Imray ! C’est d’ailleurs une constante sur toute cette côte italienne. De toutes les étapes que nous avons faites depuis Manfredonia : Vieste, Termoli, Pescara, Civitanova, Fano, seule la marina di Ravenna échappe aux avertissements du guide : c’est le seul port « tout temps » et c’est vrai. Pour le reste c’est le tryptique : fonds peu profonds à l’entrée, ensablement, vent offshore. On rajoute à cela l’amplitude de marée sensible à compter d’Ancona et les débits des fleuves alimentés par les montagnes et les orages, on comprend alors qu’il vaut mieux se présenter à la fin du flot sans trop de vent, ce que nous fîmes en ce jour de juin.
Le navigateur estranger qui fait escale à Grado se range généralement au ponton tout de suite à droite après la passe, à « Santo Vito Marina ». PretAixte continuera lui, un peu plus loin, vers les pontons de la Lega Navale Italiana. La Lega Navale est une institution qui émerge dans de nombreux ports italiens, c’est une sorte de Lyon’s Club italien à vocation maritime. Il y a donc des pontons de la Lega dans chaque port où se trouve une « Sezione ». Il n’est pas nécessaire, pour un équipage en transit, d’être membre de la Lega pour accéder aux places de port réservées, mais cela peut être utile. Sacrifice agaçant au modernisme, Luigi nous guide par téléphone portable. La conversation coupe plusieurs fois, Luigi est très imprécis, les fonds remontent, on a déjà dépassé le siège de la Lega Navale et devant nous un pont bas nous interdit d’aller plus loin. On n’y comprend rien ! Quand tout à coup j’aperçois au milieu et au-dessus des toits, sur notre droite, l’extrémité d’un mât, un très haut mât en carbone. On comprend alors que Luigi nous guide vers le port originel de Grado.
Avec prudence nous empruntons le chenal entre les maisons, y repose de chaque bord une flottille de pêche. Les fonds remontent jusque 2,50mètres. On cale 2.20. Le Canal se termine en Y. On voit dans la branche gauche le fameux mat noir que supporte notre Luge de Lac. Luigi arrivera une demi-heure après pour nous offrir les commodités du site. Nous sommes en pleine ville, le cul à raz du trottoir, avec l’animation automobile (puissantes les automobiles), motocycliste (bruyantes les motos), et restauratrice (chantantes les terrasses) d’un après-midi de samedi d’été en Italie… l’envers du décor champêtre de Caorle.
On aperçoit, plein nord, le campanile de la basilique d’Aquilée, c’est à cinq milles à vol de bécasse à travers la platitude de la lagune de Marano. Aquilée nous l’avions visité il y a plus de vingt ans. Si Eraclea est la « proto Venezia”, Aquilée fut la première cité d’importance de la région. Fondée en 181 av J.C cette colonie romaine devint une ville d’une importance stratégique reconnue. Nous sommes ici, en Vénétie, au centre géométrique de l’Europe : à mi-distance entre Gibraltar et la frontière Russe, ou à moitié route de la Crète à l’Ecosse. C’est rappeler que Germanicus en fit son poste de commandement pour mater d’envahissants germains, et les USA une de leur plus importante base aérienne de l’OTAN, à Vicenza. Quant au pouvoir spirituel d’Aquilée, qu’incarne le patriarche, autorité religieuse régionale suprême, né du christianisme, symbolisé par la construction de la Basilique patriarchale, il sera transféré d’abord à Grado, puis dans la lagune vénitienne à San Pietro di Castello, pour enfin être accueilli de nos jours à la basilique San Marco. Venise tient donc sa puissance temporelle d’Eraclea et son prestige religieux d’Aquilée.
Grado était une île sur le cordon littoral, une sorte de « Motu » vénète, un pont a ravi sa virginité en 1936. Comme à Caorle nous avons parcouru plus de deux milles depuis le début du chenal pour nous retrouver à 200 mètres du rivage. On en profite pour aller nous mêler aux baigneurs, ceux-là même qui à cent mètres de l’estran ont toujours pied. Grado est autant citadine et seigneuriale que Caorle est campagnarde et populaire. La ville et les passants apparaissent ici autrement plus aisés. Le front de mer laisse admirer de belles demeures. Un rehaussement de la digue d’environ deux mètres, apparemment assez récent, cache la vue de la mer du rez de chaussée de ces riches villas. Un enrochement, lui aussi récent, se veut affronter le Scirocco. Quant aux maisons qui bordent le canal citadin, toutes ont des glissières qui permettent d’installer des batardeaux au bas des portes, la rivière et ces débordements, toujours. Il n’y a pas que les habitants des Kiribati ou des Maldives qui souffrent du réchauffement climatique.
On ne visitera que brièvement l’île de Schiusa qu’un petit pont relie au centre-ville de Grado. Sur la totalité de son pourtour se rangent des bateaux qui sillonnent cette belle lagune de Marano. C’est donc à regret que nous partons Mais les prévisions météo prévoient de la Bora dans peu de jours à Trieste notre but. Grado mérite que l’on s’y attarde plus et qu’on en profite. Apprécier se dit en italien « gradire » : d’où le titre de ce billet : Gradire Grado.
A suivre...