Sept « ballades » dans le Golfe de Venise : « le libérateur d'Italie », chapitre 6
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Le Fort Sant’ Andrea est, pour moi, un monument à l’arrogance française. Il y a des années Franco m‘avait, avec humour, fait découvrir l’épisode qui va suivre sans trop rentrer dans les détails. Il s’amusa qu’en 97 (1797) un navire de guerre français pénétrant par la porte du Lido avait, par inadvertance, été coulé par les canons du Fort Sant’ Andrea. Il insista sur le « par inadvertance ».
D’inadvertance il n’y a pas. L’histoire, la vraie, la voici :
Au printemps 1797 le général Bonaparte est en Terre ferme, il joue au chat et à la souris avec les représentants de la Sérénissime. Les jacobins vénitiens prennent le contrôle des villes. Est puni de mort qui crie « Viva San Marco », car ce peuple Vénète, républicain depuis plus de mille ans ne veut pas de cette jeune république française qui balaie tout sur son passage. Bonaparte s’impatiente. Il décide de tester les capacités de résistances maritimes et envoie une frégate tenter le passage par la porte du Lido. Aucun navire de guerre étranger n’est entré dans la lagune depuis un millénaire. Nous sommes le 20 avril. La frégate française s’engage, succombe, et son commandant avec elle, sous l’artillerie formidable du Fort Sant’ Andrea. Le nom de la frégate française coulée ? Le libérateur d’Italie. L’arrogance française.
L’humiliation pour Venise viendra peu après. La Seigneurie est chargée d’embarquer les 4 000 soldats français qui envahissent le 16 mai la cité millénaire. Comme il avait pillé les villes qu’il avait traversées, Bonaparte pillera Venise. Le quadrige de San Marco, les chevaux de Lysippe, entre autres. Ils sautèrent de la façade de la Basilique San Marco à l’arc de triomphe du Carroussel de Paris. Ces mêmes chevaux de cuivre les vénitiens, Doge Dandolo en tête, les avaient volés lors du sac de Constantinople par les croisés en 1204. On plantera un arbre de la liberté devant San Marco.
Face à l’Arsenal, il faut se faire une raison et affaler, il règne sur l’eau un bordel et un clapot peu communs. La disposition du musée de l’Arsenal a changé. J’aimais beaucoup être accueilli à gauche en entrant par l’espèce de sous-marin pour plongeur de combat du lieutenant de la Penne. C’est une histoire des temps chevaleresques durant la seconde guerre mondiale, on ne la racontera pas. Le lieutenant de la Penne est monté à l’étage, il a terminé Vice-Amiral.
On narrera par contre l’histoire de La Muiron. L’Arsenal de Venise était un des premiers au monde, Dante y a planté son « enfer » en référence aux forges géantes et continues. La fabrication a été standardisée, on construit et on arme une galère en 24 heures. On y produit aussi des vaisseaux de haut rang. 1797: Les français ont donc investi Venise, ils se servent et pas qu’en œuvres d’art, ils dirigent l’arsenal, terminent les bateaux en cours d’armement et se les approprient. Une frégate vénitienne prend le nom de « La Muiron ». Suffisamment importante dans le cœur de Napoléon 1er cette frégate, qu’il la déclare monument historique, la fait ancrer à Toulon avec peint en lettres d’or sur la coque :
« La Muiron prise en 1797 dans l’Arsenal de Venise par le conquérant de l’Italie. Elle ramena d’Egypte en 1799 le sauveur de la France ». Quinze novembre 1796, au pont d’Arcole, le colonel Muiron s’interpose entre Bonaparte et un fusilier Autrichien. La balle lui fut fatale.
Nous sommes attendus entre deux bricole à San Giorgio et reçu avec beaucoup d’égards et de professionnalisme. C’est le port de La compagnie de la Vela, le club de Franco. Un poste de rêve que limitent la taille et le tirant d’eau du bateau. IL est sage d’arriver ou de partir dans la seconde moitié du flot et sans courant. Par ailleurs rien ne peut se faire depuis cet abri : aller à San Marco, dans le Dorsoduro, ou à la Giudecca sans le vaporetto N°2, un passage toutes les vingt minutes. On fait notre cantine d’une très bonne trattoria sur la Giudecca : Crea, fondamenta San Giacomo Giudecca 212 A. Il faut, pour se rendre à l’étage du restaurant qui domine le sud de la lagune, passer par les chantiers navals où se construisent aussi des gondoles. Je m’amuse sur les vaporetti à lire les panneaux de construction des bateaux, y figurent le nom du chantier, le lieu et l’année. Les plus anciens étaient construits à La Giudecca, peut-être à Crea, puis vient Marina di Ravenna, puis Napoli, à quand ShangaÏ ?
Ville de marin Venise l’est avant tout.
C’est Corto Maltese, remarquant les inscriptions runiques sur les lions de pierre qui gardent l’amirauté. Lions eux aussi ravis à Constantinople en 1204 et témoignant que la garde Viking, ces marins avaient démonté leurs drakkars pour passer de la Volga au Don et rejoindre Byzance par la mer noire, que la garde viking trompait son ennui en gravant la pierre léonine.
C’est à l’entrée de la Via Garibaldi, entre l’Arsenale et Giardini, au coin sur la droite, la maison natale de Giovanni et Sebastiano Caboto. En anglais John Cabot, Jean Cabot en français, d’où vient le terme cabotage et la découverte de Terre Neuve en 1497, un an avant Colomb.
C’est la Cà da Mosto, récemment restaurée, le plus ancien palais vénéto byzantin du grand canal, c’est sur la droite en remontant après le pont du Rialto. Ici naquit Alvise Cadamosto qui se lia d’amitié avec Henri le navigateur pour lequel il explora la côte africaine et découvrit au nom du souverain portugais les îles du cap vert en 1456.
Je n’écrirais pas sur Venise. Par pudeur, nous sommes intimes. Et puis ceux qui connaissent trouveraient cela fade, et ceux à qui il reste à la découvrir pourraient être perdus avant même que de se perdre dans ses calle. Je n’écrirais pas mais je raconterais le plaisir que j’ai eu à retrouver entre autres : la pureté de Miracoli, la beauté de Torcello et de ses mosaïques restaurées. Et la redécouverte de la Scuola degli Schiavoni ( nous avons tant souvent rendu visite à Georges, Tryphon, Jérôme et au petit chien de Saint Augustin auparavant). Là aussi l’œuvre de Carpaccio a été restaurée et l’œil est envouté par une sorte de rose feutré qui éclaire toutes les toiles et que le temps avait voilé.
Je n’écrirais pas sur Venise. Fernand Braudel en 1984 a rendu jaloux tous les amants de Venise: le livre qu’on eut voulu écrire, entre géographie, histoire, architecture, jusque l’incomparable odeur du café-cornetto qui s’exhale des bars au matin et de ces pages. Il y en a tant d’écrivains qui ont écrit sur Venise et que j’ai lu .Mais il y a surtout Braudel et Albert t’Serstevens (« Intimité de Venise », Artaud, 1969) qui a de quoi transmuter le découragement du rédacteur en enchantement du lecteur:
« Sans doute parce que l’air de Venise est, comme dans les îles des mers du Sud, saturé d’humidité, c’est à peu près à la même heure où le soleil décline que cette cité lagunaire s’épanouit dans toute sa splendeur…ce qu’effleurent les derniers rayons garde le brillant des émaux, et tout ce que caressent les ombres est teinté par le reflet des eaux de jade, une distillation des verts les plus volatils, où se confondent la fluidité de la lagune et la diaphanéité de la pierre. »
A suivre...