
Des origines multiples à la passion de la mer
Bernard Moitessier naît le 10 avril 1925 à Hanoï, en Indochine française (actuel Vietnam), d’un père fonctionnaire français et d’une mère vietnamienne. Il grandit dans un environnement métissé, baigné par les senteurs tropicales, les traditions asiatiques et l’appel du large. Dès l’enfance, il observe les pêcheurs sur leurs sampans, fasciné par leur agilité et leur lien organique avec la mer.
Très jeune, il apprend à manier les voiles sur des embarcations traditionnelles dans le golfe de Siam. Il y découvre une navigation intuitive, sans instruments, dictée par les courants, les vents et les astres. Cette éducation maritime, aux antipodes des standards occidentaux, forgera sa sensibilité de marin. À 21 ans, après la guerre, il quitte l’Asie pour Marseille, dans un monde qu’il découvre brutal, industriel, étranger à sa vision de la vie.
Naufrages, reconstructions et quête d’horizon
En métropole, il travaille comme docker, puis comme manœuvre, tout en poursuivant un rêve : construire son bateau. Il se lance dans la réalisation de Marie-Thérèse I, un voilier de 9 mètres en ciment armé, méthode peu orthodoxe à l’époque. En 1952, il tente de rallier les Antilles depuis l’Espagne, mais fait naufrage à Saint-Vincent après plus de 120 jours de mer. Il est sauvé in extremis, ruiné, mais vivant.
Il recommence avec Marie-Thérèse II, échoue à nouveau en mer Rouge, et doit rentrer par ses propres moyens. Ces échecs répétés, loin de l’arrêter, affinent sa ténacité. C’est dans ces années d’errance qu’il développe sa philosophie du « non-agir », inspirée du taoïsme, du dépouillement et de la résilience.

Joshua et l’appel du large
En 1963, il fait construire Joshua, un robuste ketch en acier de 12 mètres conçu par Jean Knocker. Il le finance avec sa compagne Françoise en publiant des articles dans Neptune Nautisme et en vivant de peu. À bord de ce voilier, il entreprend une traversée sans escale de plus de 14 mois, reliant Tahiti au cap Horn par l’est, puis en remontant vers l’Afrique du Sud.
Ce périple, mené sans radio, dans les mers les plus hostiles du globe, le consacre parmi les grands navigateurs de son temps. Il devient le premier Français à doubler le Horn en solitaire par l’ouest, à contre-courant. Dans Cap Horn à la voile, publié en 1967, il raconte cette traversée avec une plume sobre, puissante, traversée par le doute, l’émerveillement, l’introspection. Son écriture séduit bien au-delà des lecteurs spécialisés.
Le Golden Globe et la légende
En 1968, Moitessier s’engage dans le Sunday Times Golden Globe Challenge, la première course autour du monde en solitaire et sans escale. Il est alors en pleine maturité, et Joshua est parfaitement préparé. Il part du Royaume-Uni, franchit l’Atlantique Sud, contourne le cap de Bonne-Espérance, traverse l’océan Indien, puis passe le cap Leeuwin et le cap Horn.
Il est l’un des mieux placés pour gagner, mais alors qu’il entame la remontée de l’Atlantique, il change de cap. Il envoie un message à la presse par une boîte de conserve catapultée sur un cargo :
« Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer et peut-être pour sauver mon âme. »
Ce geste, d’une radicalité désarmante, marque durablement le monde maritime. Il renonce à la célébrité, au prix, aux contrats d’édition, pour poursuivre une route intérieure. Il ne reviendra jamais en Europe avec Joshua. Il achève l’un des plus longs trajets à la voile en solitaire sans escale jamais réalisés à l’époque : plus de 37 000 milles parcourus en 10 mois et demi. Un exploit technique doublé d’un manifeste spirituel.

Écologie, écriture et transmission
Installé en Polynésie, Moitessier devient une figure à part. Il vit avec peu, cultive ses légumes, écrit beaucoup. Il publie La Longue Route en 1971, un best-seller traduit dans le monde entier, qui devient un livre de chevet pour plusieurs générations de marins. Il y décrit son choix de rester en mer, ses états d’âme, ses visions mystiques, et son rejet d’un monde trop rapide, trop matérialiste.
Il devient aussi un militant convaincu. Dès les années 70, il s’insurge contre les essais nucléaires français à Mururoa, prend part à des rassemblements écologistes, dénonce la pollution plastique et les dérives de la société de consommation. Il vit sur son bateau ou dans des maisons de fortune, parfois avec ses enfants, toujours en lien avec l’océan.
Dans Tamata et l’Alliance, publié peu avant sa mort, il revient sur son parcours, ses influences spirituelles (le bouddhisme, le zen, le tao), ses rencontres, ses amours et ses ruptures. Ce livre est plus introspectif, moins nautique, mais profondément humain.
Mort d’un homme libre, naissance d’un mythe
Bernard Moitessier meurt le 16 juin 1994 à Paris, des suites d’un cancer de la prostate. Il avait 69 ans. Ses cendres sont dispersées en mer, comme il l’avait souhaité. Il laisse derrière lui des livres, des récits de mer, des manuscrits, et surtout une manière unique de naviguer : sans moteur, sans électronique, sans obsession de la vitesse.
Aujourd’hui, Joshua est conservé au musée maritime de La Rochelle. Des générations de navigateurs - de Loïck Peyron à Ellen MacArthur - citent son nom comme une source d’inspiration. Il est devenu un mythe, parce qu’il a choisi la mer plutôt que la scène, l’horizon plutôt que les honneurs.