
A proximité des immeubles de luxe en construction sur les rives du lac Jabi, à la périphérie d'Abuja, Maniru Umar plonge sa pagaie dans l'eau, faisant glisser sa pirogue en bois à travers des roseaux épais. Par fierté autant que par nécessité, M. Umar et ses compagnons pêcheurs perpétuent des méthodes traditionnelles de pêche dans la capitale nigériane en pleine expansion, travaillant en duo avec adresse et équilibre pour jeter leurs filets à la main depuis le bord de leur embarcations. "J'ai appris à pêcher avec mon père", confie M. Umar, 20 ans, "tant que je pêcherai, j'apprendrai aussi à mon fils comment faire".
Dans le pays le plus peuplé d'Afrique, la vie urbaine est loin d'être facile. Malgré des secteurs dynamiques comme la tech, le pétrole ou la finance, l'économie nigériane, minée par la corruption, peine depuis longtemps à offrir suffisamment d'emplois à une population qui dépasse les 200 millions d'habitants.
Tradition familiale
Alors que le pays s'urbanise à grande vitesse, la transmission du métier est devenue à la fois un héritage culturel et un moyen de subsistance vital pour les pêcheurs d'Abuja. "Nous nous concentrons uniquement sur l'école primaire et secondaire", explique Kabir Suleiman, président d'un village de pêcheurs composé de cabanes d'une seule pièce installé au bord du lac Jabi, à une dizaine de minutes en voiture du centre de la capitale. Envoyer les enfants à l'université est perçu comme une perte de temps, déclare-t-il, dans un pays où de nombreux diplômés se retournent vers le secteur informel.
Selon la Banque mondiale, le Nigeria n'est devenu majoritairement urbain qu'en 2019, un seuil que les États-Unis avaient franchi il y a environ un siècle. Dans l'ensemble, seules l'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud n'ont pas encore basculé d'une population majoritairement rurale à majoritairement urbaine, un changement qui entraîne une profonde transformation économique. "Le Nigeria pourrait mieux tirer parti des forces intellectuelles, physiques et de la résilience de sa jeunesse en pleine urbanisation", estime Ikemesit Effiong, associé au sein du cabinet de conseil SBM Intelligence, basé à Lagos, soulignant que plus de la moitié de la population du pays a moins de 30 ans.
Selon lui, les personnes pauvres des villes nigérianes sont de plus en plus issues des zones rurales: en raison des services publics défaillants, ils peinent à bénéficier des avantages de l'urbanisation, qu'il s'agisse de routes goudronnées, de cliniques ou d'écoles.
Urbanisation
La relation des quelque 200 pêcheurs avec la croissance d'Abuja est ambivalente. Dans la capitale, les opportunités commerciales pour vendre du poisson sont bien plus nombreuses qu'à la campagne. La ville offre aussi une relative sécurité, loin des "bandits", ces groupes armés spécialisés dans les enlèvements qui sévissent dans les zones rurales.
C'est d'ailleurs l'urbanisation qui a conduits les premiers pêcheurs ici, quand le gouvernement a construit le barrage du réservoir de Jabi en 1981. Des pêcheurs venus des campagnes ont rapidement suivi. Mais selon M. Suleiman, les visites régulières du ministère de l'Agriculture ont laissé place à la vente des terrains alentour à des promoteurs immobiliers.
Les inégalités économiques au Nigeria planent sur le quotidien des pêcheurs, alors que des logements de luxe s'élèvent à quelques mètres de leurs habitations, déplacées à deux reprises en trois ans.
Des ouvriers du bâtiment ont parfois rasé des rizières et autres zones végétales essentielles à la reproduction des poissons, déplore M. Umar. Mais celui-ci se demande aussi si la croissance de la population de pêcheurs ne réduit pas elle-même les stocks de poissons.
Des embarcations modernes sillonnent aussi sur le lac, louées par des visiteurs en quête de balades nautiques. Ces dernières semaines, les pêcheurs affirment avoir discuté avec des géomètres, leur annonçant que leur terrain intéressait également des promoteurs immobiliers.
Juste à côté du village, un nouveau restaurant a été construit, protégé par une grille qui le sépare des installations des pêcheurs.
Au-dessus de la porte d'entrée, un panneau indique "Fisherman Village, Jabi Lake Resort" (en français: "Village de pêcheurs, complexe touristique du lac Jabi"). Les véritables pêcheurs de Jabi, eux, n'ont qu'un objectif, survivre, coûte que coûte. "C'est notre métier. C'est notre gagne-pain, c'est le métier que nos pères, nos parents, ont toujours exercé", souligne M. Suleiman.