
Avant de lire cet article, retrouvez la première et la seconde partie de ce récit.
Le bateau est arrivé vers 10 heures. Marie-Perrine et Christian le guettaient. Ils ont déjeuné ensemble le matin du pain et beurre qu’il avait apportés la veille et d’un café frais qu’elle avait fait passer dans la cafetière du phare. Tous deux dans une tenue impeccable comme s’ils avaient bien dormi. Chacun tient son rang. Marie-Perrine est candidate aux responsabilités de gardienne de phare. Christian Quéméneur est ingénieur des Phares et Balises, le futur patron de celle qui allait devenir la première gardienne de phare de l’histoire. Il a compris les angoisses de Marie-Perrine et aussi ce à quoi elle se raccroche :
- Vous connaissez bien le boulot, Marie-Perrine. Les Phares et Balises auront besoin de vous et ne vous laisseront pas tomber…
Marie-Perrine est rassurée, mais elle voudrait tant voir apparaitre la silhouette de son mari sur le bateau qui approche sous une volute de fumée. Elle voudrait le voir avec sa casquette enfoncée en arrière et les cheveux bruns qui apparaissent sous la visière.
La silhouette qui apparait à contre-jour dans le soleil du Sud-Est est celle de Job. Il se tient debout à la proue du bateau, regarde attentivement le phare où n’apparait plus le pavillon noir. Puis il aperçoit sur l’embarcadère, l’ingénieur et Marie Perrine qui attendent. Le vent ne souffle pas, on approche de la marée haute. L’accostage est facile. Le matelot du bateau lance une aussière, Christian Quéméneur la saisit et la passe dans l’organeau pour amarrer le bateau en va-et-vient. Personne n’a encore parlé. C’est Marie-Perrine qui rompt le silence :
- Qu’est-ce qui s’est passé, Job ?
Job enjambe le bastingage, prend son temps et s’approche de Marie-Perrine.
- Jean-Marie est descendu relever ses casiers avant le coup de vent. Pendant, en fait. Et il n’est pas remonté… J’aurais dû l’empêcher. J’ai attendu un peu. Je suis descendu voir. Rien, quoi…
Marie-Perrine se retient de pleurer. Elle a déjà pleuré cette nuit. Pour qu’aucun des hommes présents ne s’approche d’elle pour montrer de la compassion, elle prend son bébé et le serre contre elle. Le petit dernier ne connaitra jamais son papa. Elle le tend à René le pilote, soulève un pan de sa robe et enjambe prestement le bastingage.
- Tout est clair là-haut, Job. Ta chambre est prête. Si vous avez emmené (10) du pain avec vous, il ne manque pas grand-chose…
A son tour, l’ingénieur donne quelques brèves instructions à Job et monte à bord.
- Allez, on y va… Direction Perros-Guirec, d’abord.
- Route vers Perros-Guirec, Monsieur l’Ingénieur. Cap au 110 !
Ce sont les premiers mots du pilote, concentré sur la manœuvre du vapeur depuis l’approche des Triagoz. Arrivé en eaux saines et dans la bonne direction, il a marmonne à Marie-Perrine qu’il connait depuis qu’il fait la navette entre la base et les phares du secteur.
- Jean-Marie, c’était un bon type… Tu savais qu’il m’avait dépanné, il n’a pas si longtemps ? Je peux rembourser là maintenant.
Le pilote a glissé dix francs dans la poche du sarrau de Marie-Perrine. Elle s’est demandée si le pilote disait vrai. Jean-Marie n’aurait pas prêté d’argent à qui que ce soit sans lui en parler… Elle ne voulait pas non plus que le pilote lui fasse l’aumône. Ni protester son refus devant l’ingénieur et le matelot mécanicien. En même, temps, elle allait avoir bien besoin de cet argent. Alors elle murmure :
- C’était pas pressé, René…
Le bateau a déposé Marie-Perrine au port de Perros-Guirec. Elle a empoigné le moïse et quelques affaires qu’elle ramenait du phare.
- Je vous raccompagne jusqu’à chez vous, Marie-Perrine…
- Laissez. Ce n’est pas loin. Il est grand temps que vous rentriez tous…
Et chacun est rentré chez soi.
° ° °
Christian Quéméneur est arrivé chez lui en début de nuit. Anne-Marie, son épouse l’attendait :
- Mais qu’est-ce qui s’est passé ?! T’imagines mon inquiétude ?
Christian a raconté le drame et expliqué qu’il ne pouvait pas faire autrement que de passer la nuit au phare.
- Elle est comment cette femme ?
- Effondrée, tu penses…
- Oui mais, jeune ? Belle, évidemment ?
- Elle a cinq enfants. Le dernier qui a trois mois était avec elle… Elle est veuve, maintenant.
- La pauvre… Vous n’allez pas la laisser tomber aux Phares et Balises ?, compatit Anne-Marie confuse d’avoir exprimé des soupçons…
- Non. Je vais lui trouver un poste pas loin de chez elle…
Voilà Anne-Marie rassurée. D’autant plus rassurée que Christian s’approche d’elle et entreprend de déboutonner son corsage en approchant ses lèvres de son cou…
- Maintenant ? Tu ne veux pas dîner avant ?
En parlant, Anne-Marie a approché son corps tout entier du corps de son mari et s’est rendu compte qu’il ne voulait pas attendre.
- Tu m’as manqué, Anne-Marie, dit-il pour expliquer son empressement auquel elle n’était plus accoutumée.
Et d’un coup, il a ouvert la porte du lit clos.
- Doucement… Faut pas réveiller les enfants.
Pour ne pas réveiller les enfants, Anne-Marie, comblée, contint ses spasmes autant qu’elle put, du moins aussi longtemps qu’elle put. Mais, submergée par la jouissance, elle était incapable de retenir le long râle que Christian, les lèvres écrasées sur ses lèvres essayait d’étouffer.
° ° °
Une tenture mortuaire de crêpe noir a été posée autour de la porte de sa maison où les enfants ne se sont arrêtés de jouer que lorsque leur grand-mère leur a demandé de prier pour que leur papa monte au ciel. Le glas a sonné dans le clocher de l’église Saint Jacques. Pendant la messe de requiem, l’ingénieur des Phares et Balises était là juste derrière les enfants et les hommes de la famille.
Dans l’autre allée, celle des femmes, derrière Marie-Perrine, sa fille ainée et sa mère, toutes trois voilées de noir, Anne-Marie et Valentine, la femme de Job se recueillaient, à genoux sur leur prie-Dieu.
Une bonne décision des Phares et Balises
Après la sépulture, au café du Port où les proches étaient conviés, Christian Quéméneur s’est approché de Marie-Perrine, très entourée. Elle s’est levée, a relevé son voile, esquissé un sourire plein de dents blanches et l’a regardé fixement de ses yeux sombres et embués. Christian Quéméneur, troublé, avait un peu honte de se rappeler qu’il l’avait vu nue, mais a trouvé les mots :
- Vous allez commencer au phare de Ploumanach, Marie-Perrine. Quand vous voulez, mais sans tarder quand même. C’est tout près de chez vous. C’est pour remplacer Yves Le Tannoux qui veut prendre une disponibilité de deux mois. Après, si tout se passe bien, mais je ne me fais pas de souci, vous pourriez être nommée au Rosédo à Bréhat. Le gardien-chef commence à prendre de l’âge et n’a plus de santé. On n’en est pas là, mais si vous prenez Rosédo, il faudra bien sûr déménager. Pour loger vos enfants, ce n’est pas la place qui manque. Vous allez toucher 3000 francs par an. Je sais, c’est pas beaucoup, mais vous allez être la première femme gardien de phare en France…
Marie-Perrine n’est pas en situation de négocier son salaire. A l’époque, à travail égal, le salaire des femmes est deux à trois fois inférieur à celui des hommes. Et une revendication de la classe laborieuse ou des fonctionnaires sur le sujet de l’égalité aurait été considérée comme inconvenante, déplacée, incongrue…
- C’est d’accord, Monsieur l’Ingénieur. Je serai demain au phare de Ploumanach. Pour Rosédo, c’est d’accord aussi.
- Bien. Je m’arrête à Ploumanach et je préviens le gardien de votre prochaine arrivée. Tenez : voici une avance sur votre salaire. Pour la paie de votre mari, attendez un peu. Il faut que la comptabilité solde le compte…
Marie-Perrine prend l’enveloppe que lui tend Christian Quéméneur. Elle se demande si, à son tour, il ne lui fait pas la charité. Elle n’a pas d’argument pour refuser. Elle n’a pas les moyens non plus.
° ° °
Marie-Perrine Durand s’est révélée une recrue de qualité. Elle allume son phare dès la tombée de la nuit mais pas avant. Elle l’éteint au lever du jour et pas après, comme tant de gardiens qui ne se réveillent pas et laissent le carburant brûler inutilement… L’intérieur est tenu avec soin de la lanterne aux escaliers, en passant par les rampes, les chambres, la cuisine, l’eau de la citerne… Il y a toujours quelque chose à faire dans un phare. Il apparait que cette femme l’a mieux compris que la plupart des hommes.
Quelques pikès (11) ont jasé bien sûr quand elles ont su que Marie-Perrine et l’ingénieur étaient restés toute la nuit ensemble au phare des Triagoz, sans personne d’autre. « Seuls, oui, seuls tous les deux… »
Et les commérages ont repris de plus belle quand il l’a nommée gardien-chef au phare du Rosédo.
Il ne s’est pourtant rien passé au Phare des Triagoz…
FIN
1.- Accore : se dit d’une roche qui plonge verticalement dans une eau profonde.
2.- In Les Phares de Charles Le Goffic Editions Croisées
3.- Frappé : attaché, fixé.
4.- Frei : frère, en breton. Se dit à une personne à laquelle on s’adresse de manière fraternelle.
5.- Un café ira avec toi : cette tournure issue du breton est elle-même issue de l’anglais.
6.- Tout de suit’ : expression « bretonniste » pour dire en ce moment ou maintenant.
7.- Bidorig : terme breton pour désigner affectueusement un enfant, un bébé.
8.- Déhaler : déplacer un navire au moyen de ses amarres. S’éloigner du quai en l’occurrence.
9.- Dans la politesse bretonne de l’époque, le mot Bonjour n’est pas employé. On engage la conversation dans la bonne humeur et c’est ainsi que l’on montre son savoir-vivre.
10.- Le Breton qui parle français ne dit pas apporter, mais emmener ; ne dit pas non plus emporter mais envoyer. C’est comme ça… C’est un bretonnisme.
11.- Pikez : chipie, commère un peu malveillante.
Marie-Perrine a été bientôt nommée au phare du Rosédo sur l’Ile de Bréhat où elle est devenue gardienne-cheffe. Puis elle a été affectée au phare du Paon toujours à Bréhat où elle va devenir formatrice de gardiens.
Au phare du Paon, il s’est sans doute passé quelque chose. Mais c’est une autre histoire…