Carthagène des Indes, la perle des Caraïbes
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Carthagène, la porte des Amériques, l’un des noms les plus évocateurs de la mer des Caraïbes. Il rappelle les conquistadors, les pirates, l’or qu’ils convoitaient ou encore l’écrivain Gabriel Garcia Marquez.
Jadis convoitée par tous les explorateurs, corsaires et flibustiers d’Europe, Carthagène est aujourd’hui négligée par les marins. Peut-être à cause des clichés du genre Colombie-FARC-narcotrafic ou bien parce que pour y arriver, il faut d’abord affronter celui qu’on appelle le cap Horn des Antilles. C’est un tort. S’il est une ville qu’il faut à tout prix découvrir par la mer, c’est Carthagène. Depuis le jour où l’explorateur espagnol Pedro de Heredia a jeté l’ancre dans la baie et fondé la ville en 1533, c’est la mer qui a façonné l’histoire et la culture de cette cité inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco.
Nous l’aurions volontiers abordée sabre au clair à la Francis Drake, mais après trois jours sur les flots déchaînés par Poséidon, il manquait un peu d’invincibilité aux pirates du galion Moon River. Partis en vent arrière de l’île néerlandaise de Bonaire à 450 milles au nord-est, nous prenons plus de vagues sur la tête en 72 heures qu’en dix mois et deux traversées de l’Atlantique. Galopant sur la mer furieuse, Moon River émet des craquements inquiétants mais bat aussi son record : 165 miles en 24 heures. Une vitesse d’autant plus remarquable qu’il est alourdi par une quantité astronomique de nourriture, d’eau, de diesel et ralenti par une coque couverte d’algues. La deuxième nuit, une vague plus vicieuse que les autres s’engouffre dans la cabine principale où dorment Zéphyr et Looli. Trempées jusqu’aux os mais résolues à finir leur nuit, elles se changent et se rendorment aussitôt, leur doux sommeil d’enfants contrastant singulièrement avec le désordre ambiant.
A l’aube du troisième jour, la cité d’or apparait comme dans un mirage. Une ombre majestueuse dans la brume de chaleur matinale. D’un côté les gratte-ciel, de l’autre la vieille ville, sa cathédrale et ses impressionnantes fortifications. Nous passons les remparts sous-marins, non pas en pensant aux pirates qui ont mis la ville à feu et à sang et justifié cette construction, mais en retenant notre souffle car nous n’avons pas plus de trois pieds sous la coque. Ça passe, Carthagène est enfin à nous !
« La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient » Gabriel Garcia Marquez.
Comment nos filles se souviendront-elles de cette année en mer ? De cette traversée épique? De cette ville au passé si riche ? Je n’en ai aucune idée. Mais à Carthagène, je ne me prive pas de les abreuver d’informations et d’éveiller en elles toutes sortes de sensations nouvelles. Je les traîne derrière moi dans les musées, je leur fais écouter la Cumbia, rythme aujourd’hui joyeux, né ici pendant les veillées funèbres sur les tambours des esclaves africains. Je les emmène arpenter à longueur de journée les ruelles étroites, sous les balcons ombragés des maisons coloniales bigarrées. Assommées comme les Conquistadors par la chaleur tropicale, elles prennent l’air sous les arcades des « plaza » rafraichies par la brise marine. Le jus de noix de coco est frais et léger, les mangues découpées en morceaux regorgent de sucre.
A l’entrée de la place Los Coches, Looli demande pourquoi celle-ci est-elle si grande. Carthagène fut pendant un temps l’un des principaux ports négriers d’Amérique latine. C’est ici qu’on vendait les esclaves. Difficile de les imaginer enchaînés sur cette place ou, pire, pendant des semaines dans les cales étroites des navires européens. Ce sont eux qui ont construit sous le fouet les fortifications de Carthagène, les plus imposantes du continent sud-américain.
Dans l’ancien couvent des Clarisses, magnifique bâtisse du XVIIe siècle transformée en hôtel, je leur raconte que celui-ci est hantée par le fantôme d’une jeune marquise aux cheveux encore plus longs que ceux de Raiponce. Elles adorent ce genre d’histoire. L’âme de Servia Maria de Todos Los Angeles, héroïne de De l’amour et autres démons de Garcia Marques, y roderait encore. « Gabo », comme on appelle le prix Nobel ici, possédait une résidence secondaire non loin de là.
Au musée de l’Or, nous nous extasions devant les bijoux moulés à la cire de la civilisation pré-colombienne Zénu, dont les Conquistadors ont pillé les tombes et massacré les villageois. Au palais de l’Inquisition, elles découvrent, à la fois fascinées et horrifiées, les instruments de torture utilisés jusqu’à l’indépendance en 1811 contre les « hérétiques ». Des écrase-pouce, des arrache-seins… Carthagène fut aussi le siège de l’un des principaux tribunaux de l’Inquisition de l’Empire Espagnol. Quelle histoire incroyable. Aujourd’hui, la ville accueille tous les ans en janvier Miss Tonga, un concours de strings très chaud, ainsi que l’un des rendez-vous littéraires les plus prestigieux au monde.
Jusque vers cinq ou six ans, nous avons fait croire à nos filles que nous étions de vrais pirates, pilleurs d’or et de bijoux sans foi ni loi. Chaque été, nous organisions des chasses au trésor dans le sable. C’est ainsi que munies de cartes dessinées par Sebastian, elles ont appris à manier le compas. Sur les plages d’Afrique, d’Europe et d’Amérique, elles ont découvert des butins inestimables (bijoux en plastique et bonbons), en vénérant des personnages sanguinaires comme Captain Blood et Captain Kidd. Il nous reste d’ailleurs encore à déterrer un trésor enfoui sur Great Captain Island tout près de New York. Pour la première fois de leur vie, à Carthagène elles découvrent l’envers du décor. Celui mentionné par Garcia Marques dans 100 ans de solitude. A peine est-elle fondée que la ville subit sa première attaque, orchestrée par le pirate français Jean-Francois Roberval en 1644. Pendant deux siècles, la ville portuaire d’où partent les galions espagnols chargés d’or pillé chez les Indiens des Andes, deviendra la cible incessante d’assauts menés par les Français et les Anglais. Le héros de l’enfance de Sebastian, Sir Francis Drake, incendiera la ville en 1586. En 1697, c’est un autre Français, le baron de Pointis, qui viendra mettre à sac la ville pour satisfaire les ambitions politiques de Louis XIV. Au château San Felipe de Barajas, chef d’œuvre d’architecture militaire, Zéphyr et Looli apprennent sans vraiment y croire que celui-ci a été construit de haut en bas et jouent dans les tunnels aux nobles Espagnols repoussant les attaques de pirates.
Finalement, c’est à la tombée du jour, comme moi, qu’elles préfèrent Carthagène. La ville se drape de couleurs ocre, l’humeur se fait festive au rythme de la musique latino. Nous flânons aux portes de la cité coloniale en attendant Sebastian. Après une longue journée passée à repeindre la coque et vernir le bois, il nous rejoint pour boire un mojito et se laisser à son tour envoûter par le charme irrésistible de la perle des Caraïbes.