Transat Jacques Vabre 2021 - interview Isabelle Joschke : «Changer de rythme et engager une course plus explosive»
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Passer du mode solitaire à la navigation en double, est-ce un exercice facile ?
"Après un tour du monde à tout faire soi-même, continuer en duo est résolument un avantage. Naviguer en double c’est avoir la chance de manoeuvrer à deux et donc de dépenser deux fois moins d’énergie à chaque manœuvre. De pouvoir se dire que l’année « post-Vendée » sera une année où je pourrais partager avec quelqu’un toutes les tâches, c’est du luxe.
Et puis, en terme de choix, de réflexion, c’est plus riche d’être à deux : on apprend de l’autre. Grâce aux entraînements avec Fabien (Delahaye), je redécouvre mon bateau. Cette aventure me permet de sortir de mes habitudes de prendre du recul pour évoluer sur cet IMOCA.
Mais être deux n’est pas de toute évidence ! Si j’ai choisi ce métier c’est précisément parce que j’aime le solitaire, mais j’apprécie aussi beaucoup ce mode de navigation en alternance.
De nombreuses choses sont plus simples quand on navigue seul ! Se mettre d’accord avec soi-même plutôt qu’avec un coéquipier, par exemple (rires). Mais cette situation est superbe, je n’ai aucune difficulté à voir Fabien arriver sur mon bateau avec ses propres opinions, ses propres questionnements, tout cela m’apporte énormément, c’est excitant d’avoir un autre regard sur son bateau. Voilà l’état d’esprit dans lequel je pars."
C’est en duo avec Fabien Delahaye que vous prenez le grand départ de la Transat Jacques Vabre le 7 novembre prochain, comment votre duo s’est-il formé ?
"Fabien m’avait déjà brièvement coaché sur mon bateau en 2018. Nous avons même été concurrents sur la course du Figaro il y a un peu plus de dix ans ! Et il y a deux ans j’ai eu envie de l’emmener mais il était déjà engagé sur d’autres projets. Et cette année il cherchait un embarquement, c’était l’occasion ! "
Pourquoi avoir choisi de garder l’IMOCA actuel ?
"Alain Gautier et moi-même sommes persuadés d’avoir entre nos mains un excellent bateau. Il a déjà fait quatre Vendée Globe - ce sera son cinquième en 2024 - il a donc quelques années « dans les pattes » mais c’est un très bon bateau qui présente bien des avantages ! D’un point de vue durabilité il nous tient à coeur de montrer qu’il est possible de faire de belles performances avec une base qui n’est pas nécessairement neuve. Je pense que Jean Le Cam l’a montré à merveille cette année, tout comme nous, il avait conservé son bateau !
Parmi les avantages qui sont indéniables, il y a le fait de connaître son bateau. C’est long d’apprivoiser un bateau, très très long. Le connaître, savoir comment le réparer, appréhender ses failles et ses forces, que l’équipe le connaisse aussi ! Tout cela prend un temps fou.
Et j’ai encore beaucoup à apprendre de cet IMOCA ! Je n’ai eu que peu de temps pour m’entraîner sur le bateau dans sa version avec des foils avant le "Vendée". Et suite à cette modification, le bateau s’est transformé, il est radicalement différent ! Il me reste encore énormément de choses à découvrir sur ce voilier.
Pourquoi avoir prolongé l’aventure avec la MACSF jusqu’en 2024 ?
"L‘idée c’est de repartir sur le Vendée Globe 2024, cette aventure si particulière et fédératrice. C’est cet objectif qui a motivé les collaborateurs et a donné du liant à toute l’entreprise. Le dernier Vendée Globe a été le moment fort de notre partenariat avec la MACSF alors nous avions envie de repartir ensemble sur cette course.
Pour moi, ça n’a pas tout de suite été évident de me dire que j’allais repartir. Et c’est en discutant avec mon sponsor, avec Alain Gautier et mon équipe, que nous nous sommes aperçus que tous les feux étaient au vert. Tout le monde souhaitait repartir, j’ai été convaincue. Après tout, quand on surfe sur une vague, on ne descend pas du surf en haut de la vague !"
Selon vous, qu’est-ce qui plaît à la MACSF dans ce projet ?
"Le fait d’avoir un skipper féminin déjà. Leurs sociétaires sont en majorité des femmes, leur public et leurs collaborateurs également. C’est une entreprise où les femmes ont la part belle. Être représentés par une femme faisait sens.
Je pense que ce qui les intéresse aussi c’est le côté humain. J’aime parler des ces aspects dans nos projets, sur nos courses. Même si il y a du dépassement de soi, de la compétition, de la technicité, ce que je trouve extraordinaire c’est comment humainement on rebondit après un échec, comment on traverse tout cela, comment on retrouve de la motivation etc. Comment on fait face à soi-même. Cette dimension humaine me passionne et c’est quelque chose qui les touche eux aussi.
Pour la MACSF c’est aussi très important de pouvoir faire un parallèle entre professionnels de santé et skippers. La question de l’urgence, la responsabilité, le manque de sommeil, la lutte dans le fait de devoir faire des veilles la nuit, la gestion du stress aussi... Il y a, tout compte fait, de très nombreux points communs entre ces deux univers et ils souhaitent les faire se rencontrer."
Vous parlez de femmes qui ont "la part belle", quelques mots sur Horizon Mixité ?
"C’est une association que j’ai co-fondé en 2012 pour promouvoir la mixité entre hommes et femmes dans la voile et dans la société en général. Ce que nous souhaitons ce sont des actions concrètes. Nous menons de petits projets avec des femmes en équipage féminin puis en équipage mixte pour développer le leadership féminin. Nous nous adressons aux écoles pour sensibiliser un jeune public. L’idée c’est d’inspirer pour qu’il y ait plus de femmes à oser faire des métiers dits « masculins ». Il faut leur donner le goût de se lancer, en leur racontant nos histoires."
Que représente pour vous la Transat Jacques Vabre à venir ?
"C’est comme un nouveau départ sur mon bateau, une page nouvelle qui s’écrit.
Je navigue en double avec un coéquipier qui me pousse à changer mes habitudes, à changer de regard sur mon bateau. Tous mes repères changent, j’étais très habituée au mode solitaire avec des manœuvres qui sont très longues à faire, un besoin de beaucoup anticiper : un tour du monde implique d’être beaucoup sur la réserve pour se protéger, pour protéger le bateau parce qu’il faut tenir sur une durée de presque trois mois ! Et aujourd’hui, sur ce parcours en double d'un peu moins de trois semaines, mon état d’esprit est tout autre. Je veux pousser le bateau à fond ! L’idée c’est précisément de faire des choses nouvelles, de changer de rythme et d'engager une course plus explosive."
Un objectif de performance ?
"Oui, évidemment. Sur la Transat Jacques Vabre, la différence de potentiel entre les bateaux a une incidence beaucoup plus importante que sur le Vendée Globe. Sur le "Vendée", je pouvais espérer finir dans le top 5, voire mieux et ça n’était pas « délirant » du tout ! Sur la Transat Jacques Vabre le plateau de départ est affûté, beaucoup vont garder tout leur potentiel jusqu’à l’arrivée, et naviguer à 100 % de ce potentiel. Nos objectifs sont déterminés par les capacités de notre bateau et de celles du reste du plateau. Nous nous battrons avec les foilers et nous essaierons de les laisser derrière nous ! "
Le programme de navigation à venir ?
"Avant la course il nous reste demain (ndlr : aujourd'hui jeudi 20 octobre) pour naviguer et profiter des vents forts pour s’entraîner. La semaine prochaine nous allons convoyer le bateau pour aller au Havre, la navigation va durer deux jours. Après cela nous serons dix jours au Havre, et là nous ne devrions pas naviguer jusqu’au départ.
Après la course, je ramènerai le bateau de Martinique, avec deux coéquipiers. Et c’est à la saison prochaine, en avril 2022, que nous remettrons le bateau à l’eau pour préparer la première course de notre circuit IMOCA, la Bermudes 1000 Race, suivie de la Vendée Arctique ! "