PAROLES DE SKIPPER (5/6). Jusqu’au départ, les marins dévoilent un par un leur état d’esprit, leur motivation et leur façon d’aborder ce défi de géant. À deux jours du départ, c’est au tour d’Armel Le Cléac’h de répondre à nos questions. A 46 ans, lui qui détient le record du Vendée Globe (74 jours) depuis 2017 et qui n’a jamais terminé un tour du monde ailleurs que sur un podium, fait preuve d’une ténacité et d’un enthousiasme confondant. Sourire facile, regard assuré, propos limpides… Il y a chez Armel une sensation de maîtrise, l’impression que tout ce qui se passe a été programmé, pensé, disséqué. Chez lui chaque étape, même la plus anecdotique, est la pièce d’un puzzle à former soigneusement avec un seul but : donner le meilleur lors de l’ARKEA ULTIM CHALLENGE-Brest. Il nous a livré ses impressions mercredi et même la pluie qui s’abattait alors sur son cockpit ne semblait pas atteindre sa détermination.
Comment décris-tu ton état d’esprit du moment ?
Je commence à être dans ma bulle. On a une idée plus précise de la météo, le bateau est prêt et puis il y a une volonté de profiter des derniers moments à terre, commencer à dire ‘au revoir’ à ceux que je ne vais pas recroiser… Le fait que ça soit un nouveau challenge m’aide à ne pas me projeter, à ne pas me faire des nœuds à la tête. Il faut y aller par étape, c’est mon leitmotiv du moment.
Quel bilan tires-tu de tes derniers mois de préparation ?
Avec le team Banque Populaire, on s’attache à chaque course à peaufiner au maximum notre préparation, à ne négliger aucun détail. Nous avons fait deux campagnes de Vendée Globe, c’est une expérience qui nous a été précieuse pour préparer ce tour du monde. Nous avons le sentiment d’avoir fait ce qu’on voulait faire : naviguer suffisamment, le tester dans toutes les conditions, le fiabiliser et pour moi de bien le maîtriser, de ne pas avoir d’inconnu. Cette connaissance me permet d’aborder le départ avec une certaine confiance.
Que t’inspirent les conditions du départ ?
La tendance est à une nette amélioration de la météo. Nous avons la chance d’avoir un scénario plus positif que celui des derniers jours. L’anticyclone revient, ça va calmer le vent d’ouest et on aura du vent de Nord-Est pour partir. On va partir au portant, ce sera un beau spectacle sur l’eau avec un grand soleil, du vent mais pas trop et une traversée du golfe de Gascogne qui ne devrait pas poser de problème. On s’était un peu préparé à une entame de course très rude mais on voit que ça va être un peu plus cool. Ça permet de partir plus facilement. Et après le départ de la Route du Rhum qui a été décalé (2022) et celui de la Transat Jacques Vabre (2023) qui a été compliqué, on ne va pas se plaindre !
À quoi va ressembler le début de course ?
Si les conditions sont aussi bonnes au départ, ce sera assez simple d’aller vite sans forcer. En revanche, dès qu’il faudra forcer, ce sera intéressant de savoir où placer le curseur. S’il y a une dépression au large du Portugal, que les conditions sont un peu plus compliquées, peut-être qu’il faudra ajuster la façon de naviguer mais pour l’instant, on n’en est pas là.
En course, tu regardes en permanence ce que fait la concurrence ?
Oui on regarde ce que font les autres mais ça ne dicte pas notre course. Avec la cellule routage, nous essayons d’abord de faire notre trajectoire, celle qui nous paraît la plus intéressante en fonction de la météo. Et on saura modifier légèrement ce plan initial s’il y a besoin de prendre des risques par rapport aux autres.
Tu as confié récemment que Charles (Caudrelier) était ton favori…
On m’a demandé quel était le concurrent le plus sérieux. Je suis un scientifique, je regarde les chiffres. Et quand on observe le palmarès des dernières années, c’est Edmond de Rothschild qui domine, c’est un constat. Il a un bateau qui était moins dans le match à la Transat Jacques Vabre parce que c’était un autre scénario. Là, on repart avec les compteurs à zéro.
Vendredi dernier, à l’arrivée à Brest, on a ressenti beaucoup d’émotions de la part des skippers, sauf peut-être avec toi...
C’est sans doute un peu moi, c’est peut-être une façade… J’essaie toujours de me rappeler que ça reste une course de voile. Je pars en solitaire, en multicoque mais je n’en fais pas une montagne impossible à gravir. Je ne veux pas non plus que ça engendre une émotion qui m’empêche de m’exprimer. Je suis déjà rentré dans ma course.
Comment faire pour relâcher la pression en mer ?
Je vais mettre en place ma routine, connaître l’enchaînement des phases de transition, de manœuvres, les changements de voile et d’allure. À partir de là, je pourrais intercaler des moments de relâchement. Quand on aura six heures sur un bord avec des conditions faciles, il faudra en profiter pour dormir, prendre soin de moi. Ces instants-là, je sais que je vais les avoir.
On a l’impression chez toi que l’enthousiasme prend toujours le pas sur les appréhensions…
Il y a un plaisir indéniable et il est peut-être un peu plus fort parce qu’on s’apprête à réaliser un nouveau challenge. C’est le côté aventure et le côté découverte qui prennent le dessus. En 25 ans de carrière, je ne suis jamais allé au-delà de l’île de l’Ascension en multicoque. Là, je vais aller loin et j’espère aller jusqu’au bout. Cette perspective me passionne, me donne envie et me rend heureux de partir. Et puis j’ai la chance de le faire sur un Ultim où je me sens bien et qui est capable d’aller à des vitesses qu’on ne peut pas avoir avec d’autres bateaux. Savoir que je peux être en 12 jours au Cap de Bonne Espérance, qu’en 30 jours je serai au Cap Horn, ça change la vision que j’avais d’un tour du monde. En IMOCA, il y avait un mois pour aller à Bonne Espérance et près du double pour le Cap Horn. Là, on change quand même de dimension et ça donne envie de le vivre !