Les coulisses de l'Impossible, 2e épisode : « Comment le Regulus a-t-il franchi les passes de Maumusson ? »

Culture nautique

L’exposé du problème est limpide : comment faire passer un navire de 15 mètres de large et de plus de 7 mètres de tirant d’eau quand la hauteur d’eau est à peine supérieure, dans une passe étroite et dangereuse et, qu’au débouché, vous attendent les bouches à feux ennemies? Impossible n’est pas français ? La suite du 1er épisode !

Le Généreux vaisseau de 74 de classe « Téméraire » capturant le Leander
L’exposé du problème est limpide : comment faire passer un navire de 15 mètres de large et de plus de 7 mètres de tirant d’eau quand la hauteur d’eau est à peine supérieure, dans une passe étroite et dangereuse et, qu’au débouché, vous attendent les bouches à feux ennemies? Impossible n’est pas français ? La suite du 1er épisode !

Prolégomènes.

L'ordre est donc donné à Lacrosse par Napoléon, en août 1811, de faire sortir la flotte par Maumusson (1).

On tente d’abord un coup peut être faisable : s’y aventurer avec des vaisseaux de plus faibles dimensions que notre majestueux 74 canons. Trois frégates, désarmées à l’occasion pour réduire leur tirant d'eau, sont menées telles des "Boute-en-train" face à l'obstacle en rade d'Aix le 19 septembre. Il s'agit de trois rescapées des brûlots : l'Elbe, L'Hortense, et La Pallas. Ces trois glorieuses sont escortées d'une flottille de petits bâtiments destinés à leur apporter aide logistique et protection. De même, à terre, les forts d'Oléron, du Chapus, de Royan ont été richement pourvus en homme et en armement.

Et l'on attend... Une première maline*, une deuxième maline. Enfin le samedi 23 novembre par un faible coefficient de 55, la hauteur d’eau à pleine mer est d’environ 5,20 mètres, l'Elbe appareille et gagne sans encombre la rade des Bris où elle est rejointe par ses deux sœurs le 29 novembre. Mais la croisière anglaise veille ! Une frégate et une corvette viennent prestement se poster au débouché de Maumusson annihilant toute velléité d’évasion.

Et l'on attend… Une première maline, une deuxième maline. C'est seulement le 23 janvier 1812, soit cinq mois après l'ordre initial, que l'heureuse conjonction de conditions hydrographiques, météorologiques et d'absence de tunique rouge au large d’Arvert permettent à Decrés d'annoncer à l'empereur que "Oui, ils le firent !"

Préparatifs.

Ce "succès" enhardit sa Majesté Impériale, on a cependant conscience que l'exploit nécessite une préparation plus poussée. Pour réussir à faire passer les 7,30 mètres de la cale du 74 canons il faudra :

1) Lui soustraire ses canons pour l’alléger.

2) Renforcer les défenses d'Oléron, du Chapus, D'Arvert, de Royan et s'assurer du concours des canonnières en poste afin de prévenir tout débarquement anglais, évènement qui pourrait être fâcheux pour un bâtiment désarmé. C’est la mission de Rivaud.

3) Draguer, et c'est Bonnefoux qui dirige l'opération, les parties délicates du banc Lamouroux.

4) Installer, tout au long du parcours : bouées, chaînes câbles et grelins, et mouiller des corps morts sur lesquels puisse s'amarrer en cas de besoin la Vedette de l'exploit. Le Pilote se charge de baliser. 

C'est parti !

L'ordre définitif arrive début 1813, après le passage de la Berezina, ça donne confiance !

Napoléon désigne Le Regulus comme Vedette et promet l'Aigle de la légion d'honneur au premier pilote qui réussira. Depoix est requis. Tout le mois de février est consacré aux préparatifs pour profiter de la grande marée du 5 mars 1813 voire celle du 3 avril toutes deux de coefficient 110, avec environ 6,75 mètres de hauteur d'eau à pleine mer.

Et l'on attend... Le Regulus qui tarde à sortir de la Charente. Le 15 il est encore en rivière entre Martrou et Soubise, le 16 mars Bonnefoux reçoit le signal que le capitaine de frégate Levêque a mouillé sous Aix.

Et l'on attend… Le Regulus désarmé et vulnérable qui n'ose s'offrir aux bordées des quatre vaisseaux de la Croisière qui l'on repéré, reste au mouillage à l'affut d'une opportunité.

Enfin ! Le 4 avril Levêque appareille nuitamment, sans témoin, et Depoix mène avec succès à travers le coureau d'Oléron, de bouée en bouée, le bâtiment qui mouille en rade des Bris à six heure trente du matin.

Il la veut sa médaille le pilote Depoix, et Bonnefoux plaide sa cause auprès de Decrés: "Sa tâche est à peu près remplie. Il sera donc juste de lui accorder la récompense sur laquelle il compte. La lui refuser serait le décourager et perdre le fruit de son exemple pour les autres pilotes chez lesquels il convient de faire naître, par l’espoir d’un prix aussi honorable, l’envie d’imiter leur camarade". Le ministre veut, lui, franchir Maumusson pour l’annoncer à l'Empereur, avant que d'épingler la décoration sur la poitrine du gars du Chapus, alors ? Alors, on attend...

Maumusson

Pendant ce temps, René Primevère Lesson, chirurgien de troisième classe à bord du Regulus observe un phénomène étonnant "Un courant venant de la haute mer nous apportoit chaque jour, dans les mois d'avril et de mai, des milliers de sèches récemment privées de la tête et de leurs tentacules ; ces sèches formoient des bancs si épais que les quatre cents hommes d’équipage en desséchoient la chair et s’en nourissoient. Les pêcheurs nous assurèrent que les marsouins occasionoient des dégâts parmi ces mollusques, et qu’ils rejetoient le corps à cause de l’axe calcaire qu’il renferme." (2)

On ne meurt pas de faim à bord ! Et c’est tant mieux car le 1er mai Le Regulus n’a pas bougé voici presqu’un mois qu’il est stationnaire.

Que Levêque soit passé second offrant son poste au commandant de vaisseau Fauveau ne change rien à la principale difficulté de l’épreuve : La Croisière anglaise… Ils ne lâchent pas le pertuis de Maumusson côté océan, alertés qu’il ont été en voyant disparaitre Le Regulus de son mouillage d’Aix sans qu’il soit signalé par le pertuis d’Antioche. Ce ne sont pas moins de six bâtiments qui croisent dans les parages d’Oléron. Et pas plus Fauveau que Lêveque avant lui, ne souhaitent autoriser le franchissement au pilote Depoix pour subir, une fois passé de l’autre bord, le feu de l’anglais sans pouvoir riposter.

Depoix, lui, en veut toujours pour sa médaille mais les conditions ne sont guère favorables même si le ministre insiste auprès du préfet : "Vous sentez de quel intérêt il est pour la Marine qu’un vaisseau de 74 ai franchi avec succès une passe dans laquelle on hésita, il y a quelques années, d’engager une corvette. Il me sera fort agréable de l’annoncer à l’Empereur qui attache beaucoup d’importance au succès de cette opération".

Et l’on attend…. Que la Croisière veuille bien disparaitre. C’est le 27 mai 1813, au matin avec un coefficient de 76 et environ 5mètre 60 de hauteur d’eau, il va falloir jouer serré !

On s’engage à dix heures quarante-cinq, on franchit Maumusson et le navire confié à Antoine Bauchère pour le mener à travers le banc de la Mauvaise arrive à deux heures et demi de l’après-midi en Gironde. Le Regulus pénètre dans sa sépulture. Mais cela est un autre récit.

Decrés est ravi : "J’ai l’honneur de rendre compte à Votre Excellence que le 27 de ce mois, les vents ayant tourné dans la matinée vers le nord et le nord-est, et l’ennemi n’étant pas à l’ouvert du pertuis de Maumusson, les capitaines Fauveau et Lévêque profitèrent de ces circonstances favorables pour conduire Le Regulus dans la Gironde."

Depoix aussi est fier, qui pourra accrocher son étoile à la boutonnière. Et Bauchère aussi qui galèje un peu en laissant accroire qu’il a tout fait : une légion d’honneur pour son babil et sa constance, il la recevra en 1823... du roi Louis XVIII, Sa Majesté le remerciant vraisemblablement à l’occasion pour sa complaisance à piloter la flotte anglaise dans l’estuaire en juillet 1815 lors de son second retour ! (4)

Le metteur en scène quant à lui n’a rien compris de l’extravagance de la chose : il en redemande à Decrés : "Monsieur le duc Decrès, je vois avec plaisir que Le Regulus a passé. Tâchez de faire passer, d’ici au mois de septembre, 5 autres vaisseaux afin qu’ils puissent appareiller en octobre pour se rendre à Brest. Je mets une grande importance à avoir à Brest une escadre de vingt vaisseaux. ". L’Empereur n’ayant de 1800 à 1813 consacré au budget de la marine moins du tiers que ce que les anglais avaient dépensé pour leur flotte (5) devait se contenter d’expédient, mais les évènements allaient se précipiter.

En août 1813 il y aurait Dresde, Leipzig en octobre, et fin décembre le général Schwartzenberg et l’armée de bohême franchiraient le Rhin à la poursuite de ce qui restait de la Grande Armée. Napoléon pour se distraire aurait d’autre sujets d’intérêts…, et en particulier de mener la magnifique campagne de France en février 1814 : Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps. Le génial chef de guerre pouvait laisser aux chimères ce qui n’aurait jamais dû en sortir : franchir Maumusson avec un vaisseau de 74 !

Laissons le mot de la fin au joli texte de notre chirurgien Rochefortais de troisième classe, futur naturaliste, botaniste, ornithologue. Il a 19 ans et déjà talentueux.

 Le poétique récit de Lesson (3) :

"…. Le vaisseau de 74 canons Le Regulus avait été armé à Rochefort, et comme les anglais bloquaient la rade de l’île d’Aix, l’empereur en avait fait le sacrifice, et c’est à travers les bancs de sable si dangereux de Maumusson qu’on tenta de le faire passer. Un pilote célèbre dans l’Aunis, le sieur Dupuis (sic), parvint à réaliser cette dangereuse tentative, et l’étoile de la Légion d’honneur lui fut donnée comme récompense de son talent et de sons succès.

Jamais je n’oublierai le jour où le vent nous aida, par son souffle modéré, à franchir les bancs mobiles au milieu desquels sont tracés de sinueux canaux ; c’est sur ce point du golfe de Gascogne, si renommé par ses naufrages, dans ce détroit où la mer déferle avec violence que nous nous engageâmes par un de ces jours tièdes qui raniment la nature. Que d’anxiétés dans tous les regards suivant avidement les moindres gestes du pilote ! Que d’intérêt lorsqu’on le voyait relever ses balises et calculer combien encore restaient de pouces d’eau sous la quille. Enfin après de cruelles angoisses, après avoir touché deux fois, notre vaisseau franchit les obstacles, et bientôt il entra dans la Gironde où il devait servir de stationnaire.

Ce vaisseau était le même qui soutint, sous le brave capitaine Lucas, le feu des Anglais lors de l’incendie de l’escadre française en rade de l’île d’Aix, et qui resta plus d’une semaine échoué, sans que les brûlots soient parvenus à le détruire.

Tel était Le Regulus, vaisseau peut propre à prendre la mer par sa vétusté mais très bon encore à servir de sentinelle perdue sur nos côtes alors menacées par les flottes anglaises…"

*maline : employé en Aunis pour désigner les marées de vives eaux (du latin malina=marée)

1) Dominique Droin « Histoire de Rochefort tome III » déjà cité

2) R.P. Lesson « Histoire naturelle générale et particulière des mammifères et des oiseaux découverts depuis la  mort de Buffon » -Cétacés-  1834 Paris Pourrat Frères éditeurs.

3) R.P Lesson « Paris littéraire première année 1843-1844 »  Incendie du vaisseau le Regulus en 1814.  p 554-555.

4) Guy Binot déjà cité

5) 1726 contre 5607 millions de francs or germinal pour être précis, in Patrick Villiers : « Vaisseaux français en 1805, des budgets de 1799 à 1805 aux analyses de Burgue - Missiessy, theoricien et marin devenu amiral renomme »  Technology of the ships of trafalgar  An International Congress Madrid, 3 and 4 November 2005, Càdiz, 5 November 2005.

L'équipe
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
Il collabore avec les équipes de METEO CONSULT et Figaro Nautisme depuis plus de 20 ans.
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
Charlotte Lacroix
Charlotte Lacroix
Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
Max Billac
Max Billac
Max Billac
Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
Denis Chabassière
Denis Chabassière
Denis Chabassière
Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
Michel Ulrich
Michel Ulrich
Michel Ulrich
Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
METEO CONSULT
METEO CONSULT
METEO CONSULT
METEO CONSULT est un bureau d'études météorologiques opérationnel, qui assiste ses clients depuis plus de 30 ans. Les services de METEO CONSULT reposent sur une équipe scientifique de haut niveau et des moyens techniques de pointe. Son expertise en météo marine est reconnue et ses prévisionnistes accompagnent les plaisanciers, les capitaines de port et les organisateurs de courses au large depuis ses origines : Route du Rhum, Transat en double, Solitaire du Figaro…