
Des débuts modestes mais un appétit d’horizon
Joshua Slocum naît le 20 février 1844 dans un hameau isolé de la Nouvelle-Écosse, au Canada. Fils d’un tanneur rigide et d’une mère d’origine écossaise, il grandit dans un univers rude, fait de travail manuel et de discipline. Très tôt, la mer exerce sur lui une fascination irrésistible. Il n’a pas 14 ans quand il quitte l’école. Son premier élan d’indépendance : fuir vers le large.
À 16 ans, il embarque comme mousse sur un bateau de pêche. Il apprend vite. Très vite. Navigation, manoeuvre, charpente marine : tout l’intéresse. Son intelligence pratique et sa résistance physique en font un marin recherché. Il gravit les échelons dans la marine marchande américaine, à l’époque l’un des secteurs les plus exigeants du monde maritime.
Il passe les décennies suivantes à bourlinguer sur toutes les mers du globe : il navigue en Asie, dans le Pacifique Sud, longe les côtes d’Amérique latine, traverse des cyclones, se retrouve parfois naufragé, mais toujours debout. Capitaine dès l’âge de 25 ans, il commande plusieurs navires marchands et mène, pendant un temps, une vie de famille nomade en mer, avec sa première épouse Virginia Albert et plusieurs de leurs enfants à bord.
Naviguer, survivre et écrire
L’un des épisodes les plus étonnants de sa carrière survient en 1887. Alors capitaine du Aquidneck, un trois-mâts barque, il est attaqué et dépouillé par des mutins à bord sur les côtes du Brésil. Naufragé avec sa famille, sans ressources, il construit de ses propres mains un bateau de fortune, une petite embarcation à voile qu’il baptise Liberdade (liberté en portugais). À bord de ce canot, il parvient à regagner les États-Unis avec femme et enfants après 5 500 kilomètres de navigation. L’exploit est passé presque inaperçu à l’époque, mais Slocum en tire un premier récit passionnant : Voyage of the Liberdade, publié en 1890.
Il récidive avec The Voyage of the Destroyer, puis avec Sailing Alone Around the World, son chef-d’oeuvre littéraire, dans lequel il relate son tour du monde. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Slocum est un écrivain remarquable. Son style est fluide, humoristique, subtil, plein d’observations techniques et poétiques. Ce n’est pas un manuel de navigation : c’est un journal de bord d’une humanité rare.
La renaissance du Spray : une aventure dans l’aventure
En 1892, alors qu’il n’a plus de navire et que sa carrière décline à mesure que la vapeur remplace la voile, un ami lui offre une vieille coquille de bois abandonnée dans un champ à Fairhaven, dans le Massachusetts. C’est le Spray, un ancien sloop ostréicole usé jusqu’à la moelle.
Beaucoup auraient refusé ce cadeau empoisonné. Slocum, lui, y voit une opportunité. Il s’installe seul dans un hangar et se met au travail. Pendant plus d’un an, il démonte, rabote, renforce, remonte, ajuste, réinvente. Il reconstruit littéralement le voilier, seul. Il adapte la coque, modifie les voiles, aménage une petite cabine rudimentaire avec couchette, poêle et espace pour les cartes.
Lorsque le Spray reprend l’eau en 1894, c’est un navire réincarné. Slocum en est le père, le capitaine, le charpentier, le cuisinier... et bientôt, le seul passager.
Le grand départ, vers l’inconnu
Le 24 avril 1895, Joshua Slocum largue les amarres à Boston. Il a 51 ans. Ce qu’il entreprend alors est tout simplement sans précédent : réaliser une circumnavigation, c’est-à-dire un tour du monde complet, en solitaire. À l’époque, personne n’a tenté ni réussi pareil exploit.
Le Spray mesure 11,2 mètres, n’a ni moteur ni électricité. Son pilote automatique est... une corde et un aviron monté en contrepoids. Son GPS, ce sont les étoiles et un sextant. Ses outils, une hache et un compas. Et pourtant, c’est à bord de ce voilier d’un autre âge qu’il entame une odyssée de 46 000 milles nautiques (environ 85 000 kilomètres).
Trois ans de mer, de solitude, d’invention
Son parcours : Boston, les Açores, Gibraltar, les Canaries, le Brésil, le détroit de Magellan, la côte chilienne, les îles du Pacifique (Samoa, Fidji, Nouvelle-Guinée), l’Australie, l’océan Indien, le Cap, puis retour vers les Antilles, les États-Unis. Un véritable tour de la planète par les eaux.
Durant les mois en mer, Slocum développe un lien presque spirituel avec l’océan. Il dort par tranches courtes, guidé par les marées et le vent. Il doit faire face aux cyclones dans l’Atlantique, aux calmes plats de l’Équateur, aux dangers du cap Horn où il manque de peu de se fracasser contre les récifs.
Son génie d’adaptation se révèle dans mille anecdotes : pour échapper à une possible attaque en Afrique du Nord, il disperse des punaises sur le pont du bateau avant de dormir. Pour soigner une intoxication alimentaire, il prépare une potion à base de gingembre et d’alcool. Il apprivoise le sommeil, se parle à lui-même, tient son journal. Il pêche, lit Shakespeare et Robinson Crusoé, médite sur sa condition.
Il met plus de trois ans à achever son périple, qu’il boucle le 27 juin 1898 en rejoignant Newport. Son arrivée n’est pas saluée par les fanfares. Il rentre humblement, presque anonymement. Mais lorsqu’il commence à raconter ce qu’il a vécu, le public est fasciné.
Le récit de Sailing Alone Around the World paraît en 1900. Il devient rapidement un classique de la littérature maritime. L’ouvrage est traduit, diffusé, lu dans toutes les langues, par des navigateurs, des écrivains, des rêveurs. Il inspire des générations entières. Son style, entre précision technique et lyrisme discret, y est pour beaucoup.
Une fin aussi mystérieuse que sa vie fut immense
Après quelques années de conférences et de navigation côtière, Joshua Slocum reprend la mer en novembre 1909. Il met le cap vers les Antilles, probablement pour explorer de nouveaux rivages. Mais cette fois, il ne reviendra jamais. Son bateau, le Spray, n’est plus aperçu. On suppose qu’il a sombré quelque part dans l’Atlantique. Aucune épave, aucun corps ne sera retrouvé. En 1910, il est déclaré officiellement disparu.
La mer qu’il avait si longtemps apprivoisée semble avoir décidé de le garder pour elle.
Le legs d’un pionnier
Slocum est devenu bien plus qu’un navigateur. Il est un symbole. Celui d’une époque où le courage individuel suffisait à défier l’impossible. Celui d’un homme qui, par son ingéniosité, son opiniâtreté et son goût de la mer, a accompli ce qu’aucune technologie ne pouvait garantir : survivre seul dans l’immensité, jour après jour, mille après mille.
Des navigateurs comme Bernard Moitessier, Robin Knox-Johnston, Ellen MacArthur ou Jean-Luc Van Den Heede le citent encore comme une inspiration majeure. Le Spray a été reproduit des centaines de fois. Le livre de Slocum, jamais épuisé, reste l’un des plus beaux témoignages maritimes jamais écrits.
Joshua Slocum n’était pas un héros de film. Il n’avait pas d’équipage, pas de sponsors, pas de projecteurs. Il n’avait que son bateau, son savoir, et la mer. Il n’a pas fait le tour du monde pour battre un record, mais parce qu’il ne savait plus vivre autrement. C’est ce qui rend son histoire si humaine, si vibrante, si actuelle.
Il a démontré que la liberté véritable ne tient pas dans les moyens, mais dans la volonté. Qu’un homme seul, bien préparé, avec du coeur et du bon sens, peut encore écrire l’histoire.
Et quelque part, au large de l’horizon, là où le ciel rejoint l’eau, il y a peut-être encore le sillage du Spray, tracé pour l’éternité.