
1) Hauteur d'eau et "coup de mou"
De la patience. Ah ! il en faut pour suivre ce carnet sur le mouillage dans lequel on aborde la question de l’ancre après maintes et maintes digressions, et le problème, crucial, de la hauteur d’eau dans l’avant dernier chapitre. On se moque de nous ? Et bien oui on se moque de nous, la preuve.
1.1 Du grand n’importe quoi
Dès le début de cet article le dogme du « trois fois la hauteur d’eau » cher au livre des Glénans de 1962 a été balayé. Un moniteur de la grande époque de l’alors prestigieuse école de voile me fait remarquer que nos chaînes dans ces années étaient plus lourdes, et cela est vrai.
Mais le délire persiste et les recherches sur internet laissent parfois pantois. Tel site français publié en septembre 2021 par un « Plaisancier du dimanche assumé, amoureux de la mer, de nos côtes et des voiliers. », comme il se nomme, nous conseille un poids minimum d’ancre de 16 kg pour 12.5m de longueur de bateau et « il est indispensable de mouiller une longueur de chaîne de 3 à 5 fois la profondeur d’eau suivant les conditions météo ». Peut-être changera-t-il de religion après une nuit un peu ventée et 1 100 tours au moteur pour étaler le dérapage du mouillage dans l’impatiente attente d’une aube blafarde qui tarde à se lever sur ce mouillage sans repère lumineux…ni GPS !
Mais le summum du grand n’importe quoi est dans une revue de référence historique de la presse nautique anglaise. « Yachting Monthly » sur son site publié en août 2019 nous offre cette recette :
Wind-ONLY formula for shallow anchorages (4 to 8m): Chain needed (m) = wind speed (knots) + boat length (m)
Soit pour un fond de huit mètres, par 11 nœuds de vent et un bateau de 13 mètres…3 fois la hauteur d’eau, c’est-y- pas beau ?
On pourrait suggérer d’apposer un facteur multiplicateur dépendant de l’âge du capitaine (age of master) !
https://www.yachtingmonthly.com/sailing-skills/how-much-anchor-chain-70603
1.2 Hauteur d’eau, vous êtes vraiment sûr ?
Ce petit tableau est éloquent pour un bateau qui comme PretAixte pointe son davier à 1,5 mètres au-dessus de la ligne de flottaison. On décide dans cet exemple de mouiller à chaque fois six fois la profondeur d’eau.

Par huit mètres de profondeur, en mouillant 48 mètres on est à 5.1 de la hauteur totale et donc réelle du point d’action de la ligne, il faut mouiller 57 mètres pour être à 6 fois la profondeur.
Et bien sûr moins il y a d’eau plus le rapport est défavorable.
Dans toutes les études sur la tenue du mouillage et l’angle d’incidence de la ligne, c’est la Hauteur Totale qui est prise en compte : Profondeur + hauteur du davier par rapport à la flottaison, c’est donc elle qui a été paramétrée sur les différentes simulations que nous avons étudiées et celles qui vont suivre.
1.3 Bon cette hauteur d’eau ça vient ?
Je n’ai pas pu retrouver le numéro de la revue « Bateaux » publié à la fin des années 90, la revue mais aussi mon exemplaire ont été emportés par Xynthia. Cet article inspiré d’une étude américaine démontrait assez clairement qu’à compter de six fois la hauteur totale, le décrochage était très similaire pour les trois types de ligne : tout chaîne, mixte, ou un bout plombé. Au-delà de huit fois la hauteur totale, la tenue n’était pas sensiblement améliorée.
Que disent les bons auteurs aujourd’hui ?
En dépit de la faute de « Yachting Monthly », de nombreuses études anglo-saxonnes proposent des conclusions toutes assez concordantes, elles confirment les données connues depuis presque 25 ans. Par curiosité on peut « googeliser » anchor scope. Certains sites offrent même un calculateur sur internet.
https://liveaboardsailing.com/scope-and-chain-length-calculations qui propose aussi ce tableau très révélateur.

Scope : Rapport Longueur du mouillage sur Hauteur totale
Holding power : Tenue de l’ancre en %
Le point d’inflexion de la courbe est très clairement à 6 fois la hauteur totale (85% de tenue), la tenue s’effondre en dessous de 5 fois (<77%), devient minable à 3 fois (53%), et ne gagne pas beaucoup au-dessus de 7 fois (91%)
Pour Frédéric Dallest après simulation sur ses tableurs :
« En conclusion il est recommandable, si la place disponible est suffisante, de mouiller un multiple égal à la force du vent prévisionnel en degrés Beaufort, sans descendre en-dessous d'un multiple de 5. Il est à noter que par vents forts on ne gagne pas grand-chose à majorer ces multiples au-delà de 8 comme le montre le tableur. »
Voilà, cela valait le coup d’attendre, il n’y a plus de mystère : MOUILLEZ SIX A HUIT FOIS LA HAUTEUR TOTALE.
1.4 Le « coup de mou »
On a déjà expliqué ce qu’était le coup de mou : la rafale qui surprend un bateau au mouillage alors même que sa ligne n’était pas en tension. Genre le thermique qui rentre violement en début d’après-midi sur nos côtes européennes ou le méchant grain impromptu breton ou tropical.
Le bateau, qui était sagement sur son ancre, acquiert très rapidement une Energie cinétique très importante qui devra être compensée par la ligne quand elle sera très brutalement mise en tension
Le comportement de la ligne n’a plus rien à voir. Pour s’en convaincre il faut se rendre sur les sites d’alpinismes ou ce genre de situation, le grimpeur rattrapé brutalement par son cordage après avoir dévissé de 30 mètres, justifie qu’ils y consacrent beaucoup d’études sur la résistance des matériaux, des nœuds, etc…Ils ont pour cela la capacité d’expérimenter à loisir, en reproduisant en laboratoire les conditions mécaniques.
Pour nous, navigateurs, cela est quasiment impossible. Nous allons donc de nouveau utiliser les tableurs de Frederic Dallest en utilisant les paramètres suivants : le bateau peut reculer de trente mètres sous l’effet de la rafale qui atteint son maximum en 20 secondes il est donc lancé à environ deux nœuds, c’est beaucoup, et c’est peu !
2) Testons nos lignes en fonction de la hauteur d’eau et d’un possible « coup de mou »
Nous allons simuler avec les tableurs d’Artimon, différentes situations et plusieurs lignes à notre disposition.
http://artimon1.free.fr/docstechniques.htm
Sur ces tableaux sont notés, en fonction de la profondeur et de la hauteur totale =la profondeur +1.5 mètre : les vitesses de vent admissibles dans les conditions de vent moyen +40% , indiqué sous le terme « Resistance au vent en nœuds » et dans les conditions « coup de mou ». On précise sur ces tableaux quelles sont les causes de défaillance de la ligne : soit dépassement des limites mécaniques, soit dérapage par décrochage de l’ancre. A droite sont rappelés les paramètres techniques de la ligne.
DANS TOUS LES CAS ON A LAISSE FILE LE MAXIMUM DE LA LIGNE. Ce qui explique que dans dix mètres d’eau le rapport soit de 5.2 avec le mouillage standard et de 7.1 avec toute la chaine rallongée par 20 mètres de câblot.
2.1 Mouillage standard
Pas de surprise, même si on mouille dans des fonds moindres, c’est le CMU des amortisseurs qui limite la résistance.
Pas de surprise non plus sous l’effet de la rafale de 18 nœuds qui fait décrocher le mouillage par 10 mètres d’eau.
On explique aussi sans surprise nos mésaventures de Fatu HIva et de la baie des vierges : nous étions à un rapport proche de 3 et une faible rafale de 12 nœuds suffisait à nous faire décrocher par effet de « coup de mou » !
C’est donc le système le plus souvent utilisé dans moins de 10 mètres d’eau et des vents inférieurs à 30 nœuds.

2.2 On grée un amortisseur extérieur de 15 mètres, à la manière de Thoé, repris sur taquet arrière
Sans surprise, là non plus, la ligne supporte 20 nœuds de vent supplémentaire et sa limite est celle de la chaîne.
On gagne aussi significativement jusque un rapport de 3.6 : 10 nœuds de vent supplémentaire avant de décrocher.
C’est donc ce système qu’il faut privilégier quand les prévisions annoncent des vents supérieurs à 30 nœuds.
On aura aussi intérêt, dans la mesure du possible de mouiller par 6 mètres d’eau (rapport de 8), pour gagner en accroche de l’ancre.
Par contre le « Coup de Mou » reste le point faible du système.
2.3 On rallonge la chaîne avec un câblot de 20 m
La surprise est la moindre tolérance du mouillage. Elle s’explique par le fait que, dans les tableurs, la dissipation de l’énergie au niveau du davier est un facteur non négligeable de tenue de la ligne.
On vérifie que dès que le rapport est inférieur à 6, le mouillage dérape, toute conditions de vent égales par ailleurs
Par 15 mètres la tenue est équivalente au mouillage précédent, et la tolérance au coup de mou gagne 10 noeuds.
C’est donc le mouillage à privilégier dans les profondeurs supérieures à 10 mètres et par temps instable.
2.4 Essai d’une ligne secondaire mixte avec câblot Handy elastic.
La championne du « coup de mou », et qui fait aussi bien que notre ligne primaire avec amortisseur de 15 mètres en terme de résistance.
On constate que rallonger au-delà d’un rapport de 7,4 ne rapporte pas grand-chose. Qui plus est, si la ligne est trop longue le bateau a trop de liberté et tire des bords au mouillage, ce que favorise l’extrême élasticité du Handy elastic. Ce mouillage est adapté idéalement par 8 à 10 mètres de profondeur.
On confirme aussi que la résistance s’effondre en dessous d’un rapport de 4,2 c’est le manque de poids de la chaine qui en est responsable. Il faut dans les hautes profondeurs avoir de la chaîne, beaucoup et bien lourde.
2.4 Test de notre ligne secondaire mixte avec câblot trois torons.

C’est la même que la précédente, en remplaçant la qualité du câblot.
Ses performances sont un petit cran en dessous mais très valeureuses quand même pour un mouillage secondaire.
Les constatations sont les mêmes. On remarquera que le fait d’avoir moins d’élasticité la fait déraper plus tôt (rapport à 6,1) que sa concurrente. Et c’est une belle conclusion pour les aspects mécaniques et géométriques de nos lignes de mouillage qui tient en une formule.
Au mouillage, L’ELASTICITE c’est la SECURITE
3) Une synthèse pour tour- du-mondiste tropical évitant les périodes cycloniques
Et pour les autres aussi qui doivent mouiller par 10 mètres d’eau et des vents n’excédant pas 55 nœuds.
Vous n’aimez ni les mathématiques, ni la physique, alors voici un petit viatique qui va remplacer très aisément le « trois fois la hauteur d’eau ». Un nouveau dogme en quelque sorte !
1) Les ancres acier ou aluminium doivent être choisies une taille au-dessus des préconisations du constructeur.
2) Il faut de la chaine, beaucoup, et au moins 69 mètres utiles pour la ligne principale dans nos mouillages coralliens autour du monde, par 10 mètres de fond et plus.
3) Surveiller et privilégier les liaisons : acier galva HR, main de fer en inox moulé, épissure sur polyamide, dyneema
4) Tous les composants de la ligne doivent être dimensionnés de manière homogène en termes de Charge Maximale Utile (CMU)
5) La ligne doit IMPERATIVEMENT comporter un élément textile en POLYAMIDE, soit amortisseur extérieur ou amortisseur plat pont, soit ligne mixte.
6) Il faut mouiller au moins 6 FOIS LA HAUTEUR TOTALE, IL N’EST PAS UTILE D’ALLER AU-DELA DE 8 FOIS.
7) En cas d’annonce de vent fort mouiller dans un rapport de 8 favorise l’accroche de l’ancre et la tenue du mouillage
8) En cas de temps très instable, le plus sûr pour parer le « coup de mou » est de rallonger la chaîne par un câblot polyamide. Un amortisseur à plat pont ou extérieur de la longueur du bateau est lui aussi efficace (moins cependant)
9) Au-delà de 10 mètres de fond et jusque 20 mètres de profondeur il est prudent de rallonger la chaîne par un câblot polyamide.
10) La ligne secondaire doit être dimensionnée pour avoir des qualités proches de la ligne principale pour des fonds n’excédant pas 10 mètres.