Transat Café L'Or : six chavirés dans le ventre de la Manche
Samedi 25 octobre, les Ocean Fifty quittent le Havre, en avance sur leurs camarades de ponton, pour éviter le gros du mauvais temps. Sous un soleil radieux, la foule les encourage pour leur épopée sur la Route du café. À la nuit tombée, le temps se gâte dans la Manche, le vent souffle en rafale jusqu’à 40 nœuds. Au large du cap de La Hague, les multicoques évoluent difficilement. En quelques heures, tout bascule : six marins traversent l’enfer. Trois chavirages successifs qui ébranlent la flotte.
LAZARE x HELLIO, "en quelques secondes, on avait de l'eau jusqu'au menton"
22h27. À bord de Lazare x Hellio, Erwan Le Draoulec et Tanguy Le Turquais sont à poste. Vigilants, les écoutes dans les mains, les yeux rivés sur l’eau, quand soudain "le bateau a enfourné très fortement", commence à raconter Tanguy. "On a tout choqué, on s'attendait à ce que le bateau retombe sur ses pattes mais ça n’a pas été le cas." Le trimaran continue de basculer, le mât touche l’eau, cède et le multicoque se retrouve à l’envers. "On est tombé sur le plafond du cockpit qui est devenu le plancher", poursuit Tanguy encore sous le choc. "Au contact de l'eau et de nos deux corps qui tombent dessus, il explose. Là, l'eau s’engouffre, en quelques secondes, on avait de l'eau jusqu'au menton." Les deux marins se retrouvent pris au piège.
"C’est traumatisant parce que concrètement, tu te retrouves dans l’eau, avec un bateau au-dessus de ta tête, dans le Raz Blanchard avec 6 nœuds de courant, 30 nœuds de vent et des bateaux partout autour." Si le skipper breton avoue ne pas avoir paniqué, la peur les gagne rapidement. L’eau monte, l’air vient à manquer et la trappe arrière est bloquée par des sacs. "Ça a duré cinq ou dix secondes peut-être, raconte Tanguy, mais elles m’ont paru des heures. Je me disais : on va se noyer là comme deux abrutis." Par miracle, la trappe s’ouvre, poussés par l’adrénaline, les deux skippers réussissent à grimper dans la coque centrale et les automatismes appris pendant les stages de survie reviennent instantanément. "Mayday, mayday, mayday, ici Lazare." Le message d’alerte est lancé et les balises déclenchées. Une demi-heure plus tard, l’hélicoptère de la Flottille 32F de la Marine nationale est sur place. "On était quand même un peu sur le fil de la vie et de la mort", confie Tanguy. Reste à être hélitreuillé, un autre moment pénible lorsqu’il voit son camarade Erwan s’élever au-dessus des vagues. "C’était très dur. Je me suis senti tellement seul à bord du bateau et Erwan avait l'impression d'abandonner son copain."
Si les marins sont encore amochés, physiquement et moralement, ils mesurent leur chance. Leur bateau, sévèrement endommagé, a pu être récupéré et ramené à Cherbourg en attendant d’être remorqué jusqu’en Bretagne quand la météo le permettra. Viendra ensuite le temps de la reconstruction, "des problèmes de vivants" comme ne cesse de se répéter Tanguy.
KOESIO, "le plongeur s'y est repris à deux fois pour aller chercher Erwan"
Toute la flotte a entendu le sauvetage de Tanguy et Erwan à la VHF. Chaque duo redouble de vigilance. 2h25, nouvelle alerte : Koesio vient à son tour de chavirer. "On a pris une belle survente, le pilote automatique n'a pas réussi à tenir. Avec Audrey, on a immédiatement choqué les voiles mais le bateau a continué sa trajectoire. Avec les vagues, on a été projetés sur le côté de la casquette tous les deux." Le bateau se couche à 90°, le mât cède et l’eau monte. "Ça s’est engouffré très rapidement", se rappelle Audrey encore très secouée. Erwan lui, se sentait "couler au fur et à mesure que le bateau s’enfonçait" avec "de l'eau jusqu'à la taille". Le duo se réfugie très vite à l'intérieur du bateau. Audrey ausculte la structure. "On a vérifié si on avait bien les deux flotteurs, les safrans, les foils, pour essayer de comprendre ce qui s’était passé". Mais le bateau continue de dériver dangereusement vers les îles anglo-normandes. Le CROSS Jobourg entre en contact avec l’équipage et les incite à évacuer. Second hélitreuillage par la Marine nationale. "On venait de vivre en direct le sauvetage d'Erwan et Tanguy à la VHF, relate Audrey, donc c'était un peu bizarre, mais on savait comment ça allait se passer. Sauf que le nôtre n'a pas été facile. Le plongeur s'y est repris à deux fois pour aller chercher Erwan. Et voir le bateau depuis l’hélico... On voit ça en photo dans les magazines, mais quand c'est ton bateau, ce n’est pas pareil."
Le multicoque, lui, continue de dériver avec la hantise qu’il se déchiquette sur les côtes. Pourtant, la mer décide de l’épargner et le dépose sur une plage de Guernesey. "Quand on voit la trace que fait le bateau à l'AIS, il évite des têtes de roche, on ne sait pas trop comment", s’étonne Erwan.
Dès le lendemain, l’équipe se rend sur place, ramasse tous les débris et fait les premières constatations. Après avoir été transféré à Saint Peter’s Port, le trimaran a été rapatrié à Saint-Malo par le remorqueur "L’Express". Il devrait prochainement rejoindre sa base, à La Rochelle.
INTER INVEST, "Il va falloir apprendre à naviguer en ayant chaviré."
Une première nuit de course maudite. Peu après 5 heures du matin, le sort s’acharne, c’est au tour de Matthieu Perrault et Jean-Baptiste Gellée de traverser la même épreuve. Le duo navigue au large de la pointe bretonne, dans un vent soutenu, mais sans nuage à l’horizon. "On avait checké qu'il n'y ait plus de nuages au radar, qu’on soit à l'abri de grains", se rappelle Matthieu. "Quand on s'est retourné, on a même vu les étoiles." En l'espace de quelques secondes, le vent tourne, le bateau aussi. Les voiles sont choquées mais là encore cela ne suffit pas. "On n'a pas senti le bateau s'appuyer sur le mât, tout a cassé d'un coup." Les deux marins déclenchent leurs balises et appellent la direction de course. "On avait Thibaut et Damien (Solidaire en Peloton) qui n'étaient pas très loin derrière nous. On avait très peur qu'ils nous passent dessus." Un relais s’opère entre la direction de course, le Cross et Merida, le bateau d’Adrien Hardy spécialement armé pour remorquer les voiliers en détresse. En une heure, les secours sont sur place, le bateau et les marins pris en charge. "On a pu passer la remorque nous-mêmes à l'avant du bateau avant qu'Adrien arrive", relate Matthieu. "Quand il est arrivé le remorquage a pu commencer très vite. Quand je suis hélitreuillé, je vois le bateau en dessous de moi. Il est attaché, amarré, prêt à partir."
Une fois à terre, la solidarité des gens de mer se met en place. Les équipes techniques de Wewise et d’Alexia Barrier (The Famous Project) leur viennent en aide en prêtant matériel et semi-rigides. Une chaîne de solidarité et une équipe soudée au sein de Inter Invest qui ont permis de sécuriser le bateau au Croisic.
Le choc et le rapatriement passés chez ces six marins, reste ce sentiment étrange qui mêle peur, appréhension et vide. "Bien sûr il y a la question de la prochaine course, quand il va falloir remonter à bord, sûrement en solitaire", avoue Matthieu. "Il va falloir apprendre à naviguer en ayant chaviré." Un facteur peur qu’ils partagent à deux et même à six, comme le résume Tanguy Le Turquais : "même si c'est un évènement qu'on n’a pas envie de vivre, ça reste quelque chose d'unique et qu’on partagera toute notre vie avec notre binôme."