Une étude scientifique au cœur de l’endurance des skippers du Vendée Globe

Un défi extrême encore méconnu
Et pourtant, malgré dix éditions de cette course mythique, la science en sait encore étonnamment peu sur les conséquences physiologiques et mentales d’un tel défi. Un constat surprenant, d’autant plus que mieux comprendre ce que traversent les skippers permettrait de mieux les préparer et de limiter les effets les plus délétères d’un engagement aussi total, parfois étalé sur près de 100 jours en mer.
C’est précisément l’objectif d’un projet de recherche novateur - l’IMOCA Human Performance Project - qui commence à lever le voile sur cet angle encore largement inexploré. Et les premières conclusions sont pour le moins saisissantes.
Des effets comparables à ceux des astronautes
Parmi les résultats observés : les marins reviennent au ponton légèrement plus petits qu’au départ. Ils subissent une atrophie musculaire touchant à la fois les jambes et les bras, voient leur souplesse générale diminuer, et leur équilibre postural se dégrader. Des effets comparables à ceux vécus par les astronautes après un séjour prolongé dans l’espace.
Cette étude d’envergure est pilotée par la bio-ingénieure suisse Bérénice Charrez, en collaboration avec l’IMOCA et l’Université de Caen Normandie. C’est la première fois qu’une analyse complète est menée à cette échelle sur les marins du Vendée Globe.
« Même si la plupart de ces résultats étaient anticipés, les skippers qui ont participé à l’étude ont été surpris par l’ampleur des chiffres », souligne Charrez. « Au minimum, cela permettra de sensibiliser le milieu à l’importance de mieux prendre en compte la physiologie humaine dans la préparation à ce type de défi. »
Une méthodologie inédite au service de la performance
Navigatrice accomplie et triathlète à ses heures, Bérénice Charrez, 32 ans, participait à la VO65 Sprint Cup de The Ocean Race 2023 avec l’équipe Viva México lorsqu’elle a eu une révélation : à la différence du triathlon ou d’autres disciplines d’endurance, aucun suivi physiologique n’était réalisé pour mesurer les effets de la compétition sur le corps des marins. « Il n’y avait pratiquement aucun outil de monitoring ou d’optimisation des performances en place », se souvient-elle.
Forte d’une expérience avec des équipes cyclistes et des pompiers, Bérénice Charrez a alors proposé la toute première étude de ce type sur les marins du Vendée Globe. Avec le soutien de l’IMOCA, elle a recueilli des données auprès de 15 des 40 skippers ayant pris le départ de la dernière édition. Dans les jours précédant le départ, elle a mené une batterie complète de tests médicaux et physiologiques sur les volontaires.
Parmi les mesures effectuées : poids, taille, composition corporelle, mais aussi périmètres musculaires des cuisses, mollets et bras. Les skippers ont passé des tests de VO2 Max pour évaluer leur dépense calorique à l’effort, ainsi que des analyses de sudation et de condition physique générale. Elle a aussi mesuré la force de préhension des mains et la hauteur de saut, indicateurs clés de puissance musculaire.
Pendant la course, chaque skipper était équipé d’une montre Garmin qui enregistrait en continu plusieurs données biométriques : fréquence cardiaque, taux d’oxygène dans le sang, pression artérielle, température cutanée, etc. Un capteur environnemental développé par l’Université de Caen, installé dans le cockpit, enregistrait température, humidité et bruit, permettant de croiser l’état psychologique des marins avec les conditions dans lesquelles ils évoluaient. L’étude portait aussi sur le sommeil, et trois des skippers remplissaient quotidiennement un questionnaire psychologique évaluant leur niveau de stress, de fatigue, leur humeur et leurs habitudes alimentaires et d’hydratation.
Vers une meilleure préparation des marins de demain
« En tant que navigatrice, j’avais déjà de nombreuses hypothèses, des intuitions que je voulais valider scientifiquement », explique Charrez, qui continue d’analyser les données. « La principale hypothèse était que les marins au large, surtout ceux qui restent si longtemps en mer, sont plus proches des astronautes que des athlètes classiques. »
Parmi les résultats les plus étonnants : une perte de taille de un à un centimètre et demi pendant la course. Une diminution observée chez tous les skippers étudiés, dont la cause reste incertaine. Charrez avance l’hypothèse d’une compression vertébrale due à la posture confinée dans le cockpit et à la perte de souplesse. « Ce qui est intéressant, c’est que le phénomène était systématique, mais réversible : la taille est récupérée une fois de retour à terre. »
Autre surprise majeure révélée par l’étude : aucune perte de poids significative en moyenne chez les skippers du Vendée Globe. Malgré les rigueurs de la course et une alimentation principalement composée de plats lyophilisés, la plupart des marins ont maintenu leur masse corporelle. Il y a bien eu quelques cas extrêmes - un skipper ayant perdu huit kilos, soit 10 % de sa masse corporelle - mais dans l’ensemble, les navigateurs et leurs équipes à terre semblent avoir trouvé le bon équilibre nutritionnel pour affronter les trois mois de mer.
Côté équilibre, un test simple mené juste après l’arrivée au ponton a donné des résultats édifiants : les skippers devaient marcher en ligne droite, talon contre orteil, les yeux fermés. Résultat : incapables de le faire correctement, exactement comme les astronautes de retour sur Terre. Une altération nette de la proprioception et de la stabilité posturale.
Concernant l’atrophie musculaire, les chiffres sont tout aussi parlants : jusqu’à 10 % de perte de circonférence des muscles des cuisses et des mollets. Même les biceps sont touchés, un constat étonnant au vu du travail physique sur les manivelles des winchs.
« Il semble que les marins soient moins actifs qu’on ne le pensait », observe Charrez. « Même s’ils passent du temps à manoeuvrer, le reste de la journée est largement sédentaire, souvent en position assise. »
Et l’étude est loin d’être terminée. Charrez n’a pas encore analysé toutes les données issues des capteurs biométriques et environnementaux, ni celles provenant des échantillons de salive et d’urine prélevés avant et après la course. Ces analyses permettront sans doute de mieux comprendre les variations hormonales, l’impact du manque de sommeil et de la déshydratation.
La chercheuse prévoit déjà de poursuivre ce travail sur d’autres courses. Elle est convaincue que ces résultats peuvent contribuer à améliorer les performances des skippers, tant en récupération qu’en préparation.
« Par exemple, les marins pourront optimiser leur stratégie de récupération post-course, mais aussi mieux adapter leur plan nutritionnel et d’hydratation avant le départ », explique-t-elle. « À terme, il sera aussi intéressant d’identifier les types de fibres musculaires les plus vulnérables à l’atrophie pour ajuster l’entraînement. »
Dans l’ensemble, ces données pourraient bien constituer un levier de performance décisif pour les skippers engagés dans le Vendée Globe et dans d’autres courses en solitaire ou en équipage réduit. Charrez note que la nouvelle génération est bien plus réceptive à ce type d’approche, dans la droite ligne de la philosophie des "gains marginaux" qui domine désormais le sport d’endurance de haut niveau.
« On sait - et les marins eux-mêmes le savent - que la voile en solitaire au large a des effets délétères sur le corps », conclut-elle. « La vraie question, désormais, c’est : comment les atténuer, ou au moins les limiter ? »