Les Ama, dernières sirènes du Japon
                        
                        À l’aube, la mer respire
Sur la côte accidentée de la péninsule d’Ise-Shima, dans la préfecture de Mie, le jour se lève sur un paysage d’eau et d’îles. Des silhouettes blanches s’avancent lentement vers la mer, glissent entre les rochers, disparaissent sous la surface.
Ce sont les Ama, littéralement « femmes de la mer ». Elles plongent en apnée pour récolter coquillages, ormeaux et algues, comme le faisaient leurs mères et leurs grands-mères avant elles. Ici, dans les villages de Toba et Osatsu, se concentre la moitié des Ama encore actives du Japon. Certaines ont plus de soixante-dix ans, d’autres s’accrochent à la pratique jusqu’à quatre-vingts.
Un héritage millénaire
Leur art remonte à plus de deux mille ans. Elles plongent sans bouteille, avec une simple combinaison, un masque et un panier flottant attaché par une corde. Chaque descente est un acte de foi : trente, parfois quatre-vingt-dix secondes de silence, avant de remonter avec une poignée de coquillages et un sifflement aigu - le isobue, ce souffle particulier qu’elles émettent pour réguler leur respiration.
Dans la mythologie japonaise, les Ama sont souvent liées à la déesse de la mer. Leur rôle ne se limite pas à la pêche : elles participent aux offrandes rituelles, préservent les ressources marines et incarnent le lien spirituel entre l’homme et l’océan.
Autrefois, elles étaient plusieurs milliers à plonger dans tout l’archipel. Aujourd’hui, elles seraient moins de deux mille, concentrées autour d’Ise-Shima, leur bastion historique.
Osatsu, le village des plongeuses
Le cœur battant de cette tradition se trouve à Osatsu, un port niché au sud de Toba. Les cabanes des Ama, appelées ama-goya, y forment un chapelet le long du rivage. On y entend les rires, les crépitements du feu, le bruit du sel sur les pierres. Après chaque plongée, elles s’y retrouvent pour se réchauffer, sécher leurs vêtements et partager un repas.
Certaines de ces cabanes ouvrent désormais leurs portes aux visiteurs, le temps d’un déjeuner ou d’un échange. L’occasion de goûter aux fruits de mer grillés sur place - palourdes, huîtres, ormeaux - tout en écoutant les récits de ces femmes qui ont passé leur vie dans l’eau.
Des plongeuses et des déesses
Chaque Ama plonge dans un espace à la fois sacré et profane. Avant de se jeter à l’eau, elles prient le sanctuaire d’Ise-Jingu, situé non loin de là - le plus vénéré du pays. Cette proximité n’est pas un hasard : les Ama incarnent une forme de spiritualité maritime. Leur travail est régi par le rythme des marées et des saisons. Elles savent où et quand prélever sans détruire. L’écosystème est leur partenaire : si la mer se vide, elles cessent de plonger. Elles se considèrent comme des "gardiennes" plus que des pêcheuses. Et dans un Japon où les ressources marines s’épuisent et où la jeunesse fuit les métiers de la mer, leur savoir empirique devient un modèle discret de durabilité.
Les gardiennes des perles d’Akoya
Mais la mer d’Ise-Shima n’a pas seulement nourri les Ama : elle a aussi façonné une autre richesse, plus discrète mais mondialement connue - la perle. Avant que les techniques modernes de culture ne se développent, les Ama jouaient un rôle central dans cette industrie naissante. Elles plongeaient pour récolter les huîtres Akoya, les rapportaient à la surface pour la délicate étape de la nucléation - l’insertion du noyau -, puis les replongeaient au fond de la mer. En cas de marée rouge ou de typhon, elles assuraient même le transfert des huîtres vers des zones plus sûres, préservant ainsi des années de travail. Ce lien étroit entre le geste humain et l’environnement marin a façonné l’identité d’Ise-Shima : ici, la mer n’est pas seulement un espace de subsistance, mais le cœur battant d’une communauté où la solidarité et la transmission restent indissociables de la beauté du paysage.
Un patrimoine en sursis
Leur âge moyen dépasse aujourd’hui les 70 ans. Leurs filles partent vers les villes, leurs fils deviennent salariés. Mais à Toba, la flamme ne s’éteint pas complètement. Certaines jeunes femmes reviennent s’initier à la plongée, d’autres transforment la tradition en expérience pédagogique. Les autorités locales ont inscrit la culture Ama au patrimoine immatériel japonais, et plusieurs festivals - comme le Shirongo Matsuri - célèbrent encore chaque été leurs plongées rituelles.
Les Ama savent qu’elles appartiennent à un monde en transition. Pourtant, elles plongent toujours, "parce que la mer nous appelle", disent-elles simplement.
Plonger dans leur monde
Pour le visiteur venu en bateau ou en croisière lente dans la baie d’Ago, la rencontre avec les Ama s’impose comme une escale à part. Le plan d’eau, parsemé d’îlots, se prête parfaitement à la navigation côtière et au cabotage. On peut rejoindre les villages d’Osatsu ou de Shima depuis le port de Toba, observer les Ama depuis le large, puis accoster pour un déjeuner dans une cabane.
Non loin de là, le Toba Sea-Folk Museum retrace l’histoire maritime de la région : pirogues, filets, instruments de plongée, photographies anciennes. Une manière de prolonger le voyage à terre, d’ancrer les visages rencontrés dans une mémoire collective.
Une escale facile sur la route des grands voyages
Pour les voyageurs étrangers, découvrir les Ama d’Ise-Shima est parfaitement compatible avec la Golden Route, cet itinéraire emblématique du Japon qui relie Tokyo, le mont Fuji, Kyoto, Osaka et Hiroshima - le circuit classique des "first timers".
Depuis Kyoto, Osaka ou Nara, la péninsule d’Ise-Shima se rejoint en 2h30 à 3h de train seulement, via les lignes Kintetsu Railway ou JR, jusqu’à Toba ou Kashikojima. Depuis Nagoya, le trajet est encore plus court (2h environ).
Cette accessibilité fait d’Ise-Shima une escapade maritime naturelle depuis les grandes villes culturelles : un prolongement vers la mer, une respiration après les temples et les jardins.
Et contrairement à Kyoto ou Nara, souvent saturées par le tourisme, la région d’Ise-Shima offre une immersion paisible, confidentielle, au cœur d’un Japon littoral préservé.
Infos pratiques et inspiration nautique
Où ? Région de Toba et Shima, préfecture de Mie (à 2h30 d’Osaka ou Kyoto en train).
Quand ? Toute l’année : printemps fleuri, été pour la plongée, automne pour les festivals, hiver pour la contemplation et les onsen.
Comment ? En train jusqu’à Toba, puis en bateau ou en croisière locale dans la baie d’Ago.
À voir : Toba Sea-Folk Museum, sanctuaire d’Ise-Jingu, villages d’Osatsu et Matoya.
À vivre : un déjeuner partagé avec les plongeuses, ou une navigation lente au cœur des rias d’Ise-Shima.








