Des trimarans autour du monde, des marins solitaires, une planète à conquérir, le sens du progrès, et Brest. Grand témoin de ce samedi, Olivier de Kersauson partage son enthousiasme plein et entier. Il ne pouvait en être autrement.
Quel regard l’ancien recordman autour du monde en multicoque que vous êtes porte sur ce tour du monde en course qu’est l’ARKEA ULTIM CHALLENGE – Brest ?
Olivier de Kersauson : « J’adore ! Le parcours est formidable ; c’est l’ultime de ce qui est faisable. Le tour du monde en solo en monocoque, c’est une histoire ; faire tourner un multicoque autour du monde en est une autre ; marcher en solitaire sur un multicoque à 28 nœuds de moyenne autour du monde, c’est hallucinant. Dans toute l’histoire de la voile de compétition, il n’y a jamais eu une épreuve de cette taille. Et ça fait très plaisir. Nous (notre génération, ndlr) avons beaucoup bossé sur les multicoques, nous avons pris des risques, nous avons inventé des choses qui n’existaient pas, et cette génération a continué à travailler, à développer des choses qui n’existaient pas, a continué à faire de la voile dans sa dimension la plus risquée, la plus casse-gueule, mais aussi la plus intelligente. Tout cela demande des bureaux d’études lourds, des ingénieurs, des investissements lourds portés par des sponsors qui sont là et qui jouent le jeu de l’investissement risque, « le jeu du risque du risque ». Quand on cherche à découvrir, on va vers un monde plein de déceptions et - Dieu merci, on le voit aujourd’hui -, des moments de records, de joie, de perfection à travers des moments de navigation uniques et qui n’avaient jusqu’alors jamais existé. Cette course est bretonne, brestoise, ses six bateaux sont nés en Bretagne, ses six skippers sont Bretons, réunis sur la course la plus difficile qui ait jamais existé. L’ensemble de tout cela est extraordinaire.
Comment doit-on lire cette course, selon vous ?
Il y a deux regards à poser sur la compétition à la voile. Le premier, c’est celui du sport pur, tel qu’on peut le voir sur la Route du Rhum par exemple. Le second, c’est l’invention, le risque, la découverte. C’est ce que nous avons pratiqué à l’époque, en faisant des bateaux qui n’existaient pas, en mettant sur l’eau du carbone, avec à Brest Xavier Joubert. C’est cela que continuent à faire toutes les équipes, les marins, les sponsors. Cela me fait très plaisir, je trouve cela très intelligent, et très remarquable. Ce n’est pas de la tchatche, c’est de l’action.
Les six marins engagés dans cette course sont tous de très haut niveau mental, moral, intellectuel. C’est le mieux qu’on puisse faire dans les courses de bateaux, sur le parcours le plus intéressant du monde. Le tour du monde, c’est géographiquement, et donc météorologiquement, la possibilité de traverser 90% des phénomènes météorologiques qui existent sur notre planète. Les autres courses sont assez simples sur le plan météorologique : la Route du Rhum, c’est le regain sur les alizés. Le tour du monde, lui, fait traverser une série de phénomènes météorologiques réels et différents, et forts. Le grand sud a des réserves de violence parfaitement uniques, l’arrivée sur la Bretagne en février-mars peut aussi être très chaude ; il y a par deux fois la traversée de l’équateur et les risques du pot au noir, avec la nécessité de tirer le plus dans l’ouest possible pour s’en sortir… C’est passionnant.
On devine l’état des marins sur les images qu’ils partagent ; on y voit la marque de tous les efforts…
Ce n’est pas pour jouer. L’affaire est stressante. Tabarly disait qu’il n’irait jamais autour du monde en multicoque. C’est parfaitement violent. Là où j’envie les gars du moment, c’est qu’ils ne sont pas obligés de bricoler tout le temps. Nous passions notre temps à réparer les gréements, à changer les éléments en acier. Là, ils ont résolu énormément de problèmes techniques. Leur navigation est violente, exigeante, mais ils ne passent peut-être pas leur temps à réparer. Peter Blake, qui avait gagné bien des choses, la Coupe de l’America, la Whitbread, disait que personne n’avait vraiment jamais navigué s’il n’avait pas fait le tour du monde sur un multicoque. C’était intéressant d’entendre cela venant de quelqu’un qui n’était pas vraiment de notre monde. Il y est venu et il en est reparti victorieux.
Quel souvenir avez-vous des « jours empoisonnés », ces moments difficiles qui ont jalonné votre record du tour du monde en solitaire en multicoque (en 125 jours, 19 heures, 32 minutes et 33 secondes à bord de Un autre regard (ex-Poulain), un trimaran de 23 mètres) ?
Aujourd’hui, cela ne me paraît que bien ! Pendant, ça m’était apparu vraiment intéressant, parfois hostile. Dans le sud, il y a des moments où on est dans l’hostilité totale. Ça fait partie du sport. Quand on voit le physique d’un marin de très haut niveau, très expérimenté, comme l’est Coville, c’est qu’il a fallu donner énormément physiquement et mentalement. C’est son 8e tour du monde en multicoque : il a de l’expérience face à ces conditions de navigation qui sont dures, mais il est aussi très bien préparé, parce que le niveau est colossal. On ne les entend pas se plaindre parce qu’ils sont des marins qui dominent ce qu’ils vivent grâce à leurs énormes connaissances. Il n’y a pas d’étonnement pour eux face à ce qu’ils subissent. On voit que les corps et les âmes ont beaucoup donné, et c’est magnifique.
Il n’est pas impossible que Charles Caudrelier gagne en un peu moins de cinquante jours ; vous aviez signé votre tour du monde en 125 jours. En tenant compte de tout, le niveau d’engagement physique, les dimensions de l’aventure, la vitesse et la longueur de l’effort, peut-on comparer ces deux exploits en termes de mérite ?
Les choses ne sont pas comparatives, mais les choses sont hyper simples. Qui, à l’époque, avait fait mieux que moi ? Qui fera mieux que Charles ? C’est tout, ça s’arrête là. Le reste, c’est de l’interprétation par des gens qui n’y sont pas allés avec les outils de l’époque. Je n’avais pas de GPS, pas de téléphone, pas de météo. De temps en temps, je réussissais à appeler Claude France à Brest, qui me donnait une idée. Les capacités d’aujourd’hui, cela ne donne pas le même monde. Ça reste un monde d’efforts, d’exploit. Être le meilleur de son temps, c’est l’enjeu. Ce sport est vachement intéressant parce que c’est un sport mécanique. Les performances humaines font beaucoup de progrès quand les mécaniques progressent. Cela caractérise ce qu’il s’est passé dans notre sport.
Vous l’avez vécue, cette progression, sur trois temps, avec Sport-Elec aussi et Geronimo plus tard. L’accélération technologique enregistrée ces dernières années vous paraît sidérante ?
La mise au point des foils a tout bouleversé. Nous avions réfléchi à en mettre, des foils à l’époque, mais cela nous coûtait 400 kilos par flotteur, pour une rentabilité de performance qui était incertaine, assurément pas linéairement payante sur un tour di monde. Il y avait eu des travaux faits par Hervé Devaux chez HDS à Brest, les Américains travaillaient dessus également, on apprenait des choses sur leur structure, leurs bords d’attaque, leur courbure aussi, qui font qu’aujourd’hui les foils sont plus que payants puisque les bateaux marchent sur l’eau. De l’époque de Paul-Ricard et de Tabarly avec Côte d’Or, il y avait des moments où son bateau, à une allure donnée, marchait trois nœuds plus vite que le mien. Et il y en avait d’autres, beaucoup, où je marchais un nœud plus vite que lui, plus longtemps. La mise au point du foil a été excessivement importante dans la capacité des bateaux d’aujourd’hui à atteindre leur vitesse actuelle. C’est une évolution importante. L’autre, c’est l’évolution des budgets. À notre époque, nous devions choisir le secteur nous allions chercher à améliorer. Avec les budgets dont elles disposent, les écuries d’après ont eu la possibilité de chercher à 360° dans des secteurs bien plus larges que ceux dans lesquels nous cherchions. À notre époque, nous avons commencé par faire des flotteurs longs – ce n’était pas le cas de tous les multicoques ; ensuite, nous avons intégré les mâts basculants, puis nous avons mis au point les composites, puis développé les mâts carbone… Et, il y a quinze ans, disons, avec Geronimo, nous avons élaboré des formes qui été reprises et qui n’étaient pas incohérentes : la preuve, il y a des morceaux de Geronimo qui courent actuellement autour du monde (sur Adagio). Cela prouve que le dessin était cohérent. Avec peu de moyens, on avait donc cherché dans la même direction. Mais la vraie question est : quel est le budget qui va nous permettre de chercher, et où chercher ?
Est-ce que la course bénéficie selon vous de toute l’aura qu’elle mérite ?
C’est totalement indécent qu’on en parle si peu. Il faut bien accepter la réalité qui est que l’actualité est tellement bousculée que l’ARKEA ULTIM CHALLENGE – Brest, c’est presque perçu comme un train qui arrive à l’heure. Ce n’est pas grave, le phénomène est tel qu’on en parlera. Il ne faut pas être un peu triste d’être sous-estimé quand on fait des choses. Les grandes choses remontent toujours à la surface. Ce qui est perçu comme le pire à vivre, en réalité, c’est le plus extraordinaire à vivre. Le pire, c’est qu’un trimaran, s’il se retourne, c’est mort. La capacité de ces bateaux à survoler, mais aussi à enfourner, c’est sportif, hein ! Il y a quelques années, j’ai navigué avec Thomas Coville. J’ai vu la façon dont les pilotes ont évolué. On était à trente nœuds et on regardait ailleurs. C’est extraordinaire. Cela ne fait peut-être pas plaisir aux autres, mais l’épreuve qui consacrera un marin, désormais, c’est celle-là. C’est l’épreuve sublime de ce sport, dans cette catégorie d’aventure. C’est tout.
Puisqu’on se parle, il y a un truc qui me gêne un peu. On ne met pas assez en exergue le travail de la recherche, et celui des sponsors. Sur l’ARKEA ULTIM CHALLENGE – Brest, on ne retrouve que des sponsors qui vont au risque : on n’a pas de grosse culture des bateaux de 32 mètres, on n’a qu’un peu d’expérience. Donc ces sponsors vont au risque, et ils financent le plus intelligent de ce qu’est la voile, le plus inventif. Ces gens qui soutiennent ces bateaux qui font le tour du monde à 25-28 nœuds de moyenne sont remarquables. Certes, ils s’appuient dessus pour faire leur communication, mais ils permettent aussi au savoir de progresser, en emmenant dans des endroits pas pensables (ce fut notre histoire) des bateaux qui vont à des vitesses pas pensables (c’est leur histoire). Il y a un rapport très clair entre les capacités de la machine et l’audace du pilote. C’est vachement bien, quand même. Ces sponsors prennent ce risque, plutôt que d’acheter de la pub au kilomètre, mais ils font en sorte que l’argent de la communication passe dans le sublime et la découverte. C’est un peu plus élégant, non ? Pour ceux qui aiment la voile, il y a de quoi être vachement content ».
Retrouvez toute l'actualité de la course dans notre dossier spécial ARKEA ULTIM CHALLENGE - Brest.