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Voici ce qu’écrivait Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer publié en 1866 :
"Le navire à vapeur La Durande vient de s’échouer sur les Roches Douvres. Alors Clubin le chef de bord décide d’évacuer le bateau qui va couler et dirige la mise à l’eau d’un canot de sauvetage :
- Abraquez. – Faites une marguerite si le cabestan est entravé. - Assez de virage. - Amenez. - Ne laissez pas se joindre les poulies des francs-funains. – Affalez. – Amenez vivement des deux bouts. - Ensemble. – Garez qu’elle ne pique. – Il y a trop de frottement. - Touchez les garants de la caliorne.
La chaloupe était en mer."
A vos dictionnaires ! Imaginez de nos jours une opération de sauvetage conduite avec ce vocabulaire… Pourtant tous les mots employés par Victor Hugo figurent toujours dans le lexique maritime. Sauf peut-être l’expression Abraquez. On dirait aujourd’hui Embraquez. Embraquer, tout le monde le sait n’est-ce pas, c’est tirer sur un cordage pour le raidir…
Un nom pour chaque chose
Chacun sait qu’il n’y a qu’une corde sur un bateau, celle qui pend au battant de la cloche. Ce n’est plus tout à fait vrai : c’est bien par une corde qu’est tracté le skieur nautique ou le wakeboarder. On n’a pas trouvé d’autre mot, que voulez-vous, pour désigner le cordage que relie le palonnier au point de traction – mâtereau ou taquet. Déjà, le mot palonnier n’est pas comme on dit, « dans le langage courant », c’est-à-dire compréhensible pour tout le monde… C’est le triangle dont la base est tenue par le skieur ou le wakeboarder. Parmi les cordages, il y a des aussières, des amarres, des garcettes, des aiguillettes, des merlins, des bitords, des ralingues, des grelins et j’en oublie. Même chose pour les voiles. Sur les voiliers au long cours et les vaisseaux de premier rang, on en compte plus de vingt : aucune ne porte le même nom. En revanche, il n’y a qu’un mot pour désigner cet instrument génial et archaïque qui permet de se passer de vent qui équipe aujourd’hui tous les bateaux, même les voiliers : l’hélice. Il y a des hélices de toutes sortes, mais ce ne sont jamais que des hélices. Pas tellement différentes de la vis inventée par Archimède… Même chose pour l’ancre : il y a l’ancre maîtresse dite aussi l’ancre de miséricorde, la plus forte du navire, l’ancre d’empennelage pour éviter que l’ancre plus grosse ne chasse, l’ancre flottante aussi, mais ce sont toujours des ancres. C’est mieux de pouvoir désigner une chose avec un seul nom, quitte pour être précis à lui attribuer un complément ou un adjectif qualificatif.
Passons sur les cordages, les ancres et les hélices. Il y a d’innombrables mots du lexique maritime incompréhensibles pour le non-initié et même pour bien des initiés.
L’apparition du franglais et la modernisation des bateaux ne facilite pas les choses. Victor Hugo n’a pas connu les winches, la VHF, les spinnakers ou les waypoints… Mais, né à Besançon, fils de biffin (son père était général d’infanterie, mais sa mère était la fille d’un capitaine au long cours), Victor Hugo semble avoir tout appris de la mer et de son langage lors de son exil dans les îles anglo-normandes. A-t-il trop appris ou trop vite appris ? Pour tout comprendre de son roman Les Travailleurs de la mer, il faut un dictionnaire maritime sous la main… Mais c’est du Victor Hugo et c’est un chef-d’œuvre, qui oserait en disconvenir ?
D’abord se faire comprendre
Le langage évolue vers la simplification, d’aucuns diraient avec la baisse du niveau de connaissances des marins et des terriens aussi. Il ne faut pas dire que le niveau de culture est inférieur à ce qu’il était naguère, il est différent. De nos jours, quand on actionne les avirons d’une annexe, on peut dire « ramer ». Naguère, il fallait dire « nager ». Nager, pour tout le monde ou presque, c’est se déplacer dans l’eau dans laquelle le corps est immergé. Il fut un temps où peu de marins savaient nager. Se mettre dans l’eau, c’était bon pour les touristes. Et quand les marins y tombaient, ils y restaient… Alors nager pour ces gens-là, c’était se déplacer sur l’eau dans une embarcation en utilisant des avirons. Dans son roman Le Shangaïé, André Le Gal raconte l’horrible fin d’un marin tombé à l’eau dans les parages du Cap Horn. Un homme d’équipage lance une bouée de sauvetage au malheureux. Le capitaine ne bronche pas mais désapprouve : valait mieux l’abandonner et qu’il coule à pic, plutôt que de le laisser en proie aux albatros avant qu’il meure de froid...
Bon, rappelons-nous que l’essentiel est de se faire comprendre même si l’emploi du mot juste est souhaitable, en mer comme ailleurs. Le bateau qui est un moyen de transport risqué sur un milieu hostile. Mais le vocabulaire marin est si riche, qu’il n’est connu et maîtrisé que par les spécialistes. En médecine aussi on emploie des termes imagés : l’enclume, l’étrier, le marteau désignent des os de l’oreille. Les patients – dans certains hôpitaux et cliniques on ose enfin dire clients, mais c’est long à venir – les patients donc, doivent se faire expliquer, quand ils osent poser des questions. C’est quoi un ostéosarcome, Docteur ? – Un cancer des os. – Ah, oui, je vois, je vois… En droit, le vocabulaire judiciaire et les tournures de phrases ne sont pas non plus à la portée du premier venu. L’évolution est néanmoins en marche, même si c’est à marche forcée… Les usagers qui sont au final les destinataires des décisions de justice ont toujours un peu de mal à comprendre à la première lecture… La cour de cassation à laquelle siège l’élite de la magistrature a pourtant voulu simplifier le langage. Elle a rappelé qu’il était inutile d’écrire « pour servir et valoir ce que de droit » ou « lu et approuvé ». Elle a suggéré de proscrire les « attendu que… » au profit du style direct. Qui fait de la résistance ? Pas les grands avocats, ni les magistrats professionnels, mais ceux du bas de l’échelle, les sans-grades du milieu judiciaire : les huissiers, les greffiers et les juges occasionnels, comme les conseillers prud’homaux ou les juges aux tribunaux de commerce…
Pour en revenir au lexique maritime, qui va houspiller le mousse qui a dit « attacher le bateau » au lieu « d’amarrer », qui se moque du novice qui dit « drapeau » au lieu de « pavillon » ? Le matelot. Le bosco ou maître d’équipage, peut-être. Pas le commandant qui se satisferait d’enseigner à l’apprenti l’expression correcte pour son information et dans le cadre de sa formation. Les marins chevronnés et qui ont une culture marine éprouvée sont bien conscients qu’il y a des expressions de puristes à oublier ou à moderniser. Quand on a fait rigoler l’équipage en rappelant à haute voix à celui qui a saisi l’ancre : « Prends-la par la verge et non par les oreilles » on a montré aussi qu’on connaissait le lexique maritime et qu’on pouvait faire de l’humour en l’utilisant à bon escient. Sans doute aussi celui qui utilise l’expression veut-il faire savoir qu’il faut être prudent quand on dégage l’ancre du davier…
Soyons pratiques : quand le chef de bord demande à un équipier de mouiller, d’abattre, de border, de choquer, ou de mollir pour un tribord amures, il doit commencer par se demander si ses propos seront compris. De nos jours, savoir nager ce n’est pas savoir manier les avirons ou ce n’est pas seulement cela, même si on est sur un bateau. Allons plus loin : gauche pour bâbord et droite pour tribord, ce n’est pas choquant dans la mesure où on dit bien depuis toujours : « 10 à droite, la barre » et l’homme de barre répète : « La barre 10 à droite, commandant » … C’est bien aussi de ne pas se compliquer l’existence.
Sur un bateau, et surtout sur un bateau de plaisance, il y a plus de débutants ou de néophytes que de marins chevronnés. Il convient de les aider et non de les moquer, de les amener à aimer la mer et la plaisance et non pas à les en dégoûter, de les instruire sans les détruire. Vous voulez que je vous dise ? Le chef de bord qui s’agace quand les mots justes qu’il emploie ne sont pas compris et quand le vocabulaire employé par son équipage est inapproprié est un marin qui n’a pas confiance en lui.