
Une traversée d’espoir qui vire au drame
Le 4 décembre 1948, alors que la guerre civile chinoise fait rage, le SS Kiangya quitte Shanghai bondé de passagers. Construit dans les années 1930, le bateau vapeur était prévu pour transporter un peu plus d’un millier de personnes. Ce jour-là, plus du double embarque, entassés sur les ponts et jusque dans les cales, dans l’espoir de rejoindre la ville de Ningbo, plus au sud. À la foule des familles se mêlent soldats et réfugiés politiques fuyant l’avancée communiste.
La nuit tombe sur l’estuaire du Huangpu quand, sans prévenir, une explosion déchire la coque arrière. Les témoins, de l’époque, parlent d’un grondement suivi d’un souffle qui plonge le navire dans l’obscurité. En quelques minutes, l’eau glacée envahit les ponts inférieurs et la panique s’empare de l’équipage comme des passagers.
Une tragédie hors de contrôle
Le système radio étant immédiatement hors service (faute d’électricité) aucun SOS ne peut être envoyé. Dans le chaos, des centaines de passagers sont projetés à la mer, d’autres piégés dans les coursives. Les rares qui parviennent à se hisser sur le pont supérieur assistent, impuissants, à l’engloutissement du paquebot. Les secours n’arrivent qu’après trois longues heures.
Le SS Hwafoo, un autre navire, parvient à repêcher plusieurs centaines de survivants. Mais à l’aube, le bilan est déjà dramatique : près de 700 rescapés seulement, pour plusieurs milliers de passagers. Selon les estimations, entre 2 750 et 4 000 vies ont été perdues, faisant de ce naufrage l’un des plus meurtriers de l’histoire maritime.

L’ombre d’une mine oubliée
Les causes de l’explosion restent débattues. La thèse la plus vraisemblable est celle d’une mine marine laissée par la marine japonaise durant la Seconde Guerre mondiale, dans une zone qui en comptait encore de nombreuses. D’autres hypothèses évoquent un sabotage, mais rien n’a jamais été prouvé.
Ironie du destin, le Kiangya sera renfloué en 1956, réparé puis remis en service sous le nom de Dongfang Hong 8. Il continuera à naviguer sur le Yangtsé jusqu’à son retrait en 1983, portant avec lui le souvenir silencieux de la tragédie.
Une catastrophe passée sous silence
Malgré son ampleur, le drame du SS Kiangya reste largement méconnu. À l’époque, la Chine vit une période de bouleversements politiques majeurs. Les nationalistes, en déroute, préfèrent passer sous silence la mort de milliers de civils. De leur côté, les communistes n’ont aucun intérêt à commémorer la mémoire de passagers fuyant vers le sud. L’histoire officielle s’est refermée sur ce naufrage, laissé dans l’ombre des archives.

Le naufrage du SS Kiangya incarne la fragilité des grandes traversées humaines. En quelques minutes, un navire devenu symbole d’espoir s’est transformé en tombeau collectif. Plus de soixante-quinze ans plus tard, les chiffres restent imprécis, les témoignages rares, mais la tragédie conserve une portée universelle : celle d’un peuple en fuite, et de la mer qui, ce soir-là, n’a offert aucun répit.