
De paquebot de loisirs à navire de fuite
Lorsqu’il quitta les chantiers navals de Hambourg en 1937, le Wilhelm Gustloff était présenté comme la fierté maritime de l’Allemagne nazie. Ce paquebot moderne, élégant et sans distinction de classes avait été pensé pour accueillir les ouvriers allemands dans le cadre du programme « Kraft durch Freude », offrant croisières, soleil et loisirs à ceux qui n’y avaient jamais eu accès.
Mais avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la coque blanche fut rapidement repeinte et le navire réquisitionné. D’abord hôpital flottant, il devint ensuite caserne et bâtiment d’entraînement. Ce n’était plus un lieu de détente mais un outil de guerre.
En janvier 1945, la situation sur le front de l’Est est catastrophique pour l’Allemagne. L’Armée rouge progresse rapidement en Prusse-Orientale, semant panique et exode sur son passage. Le Wilhelm Gustloff est alors mobilisé pour participer à l’Opération Hannibal, une gigantesque évacuation maritime visant à transporter vers l’ouest des centaines de milliers de civils, soldats et blessés. Ce 30 janvier, on entasse à bord bien au-delà de sa capacité : environ 10 500 personnes, serrées dans les cabines, les couloirs, sur les ponts. Femmes, enfants, jeunes auxiliaires de la Kriegsmarine, soldats aguerris et blessés cohabitent dans un silence lourd, rompu par les pleurs et le craquement de la glace contre la coque.
Une traversée sous tension
Le navire quitte Gotenhafen en fin d’après-midi, escorté par quelques bâtiments plus petits. Le froid est mordant, la visibilité réduite, et les eaux sont parsemées de mines. Dans les coursives, la chaleur est étouffante ; sur le pont, l’air glace la peau en quelques secondes. Les officiers, eux, débattent de la route à suivre. Doit-on longer la côte, plus sûr mais plus long ? Ou couper au large, au risque d’attirer les sous-marins soviétiques ? Finalement, le Gustloff prend la direction du large, choix fatal.
À 21h, alors que la plupart des passagers tentent de dormir malgré l’inconfort, le sous-marin soviétique S-13, commandé par Alexandre Marinesko, croise sa route. Marinesko n’hésite pas : trois torpilles sont lancées, chacune portant un surnom ironique, « Pour la Patrie », « Pour Staline », « Pour le Peuple soviétique ».

La nuit où tout a basculé
À 21h16, la première torpille éventre la proue. La seconde frappe la salle des machines, coupant toute alimentation électrique. La troisième explose en plein cœur des cabines où s’entassent des centaines de réfugiés. Dans l’obscurité, l’eau glaciale envahit les couloirs, les cris se mêlent au fracas métallique et au bruit sourd des cloisons qui cèdent.
Les canots de sauvetage sont gelés, certains bloqués par la glace accumulée. Sur le pont, la panique est totale : des familles se jettent dans la mer dans un dernier espoir, mais l’eau à zéro degré ôte toute force en moins de deux minutes. Les navires d’escorte parviennent à sauver environ 1 200 personnes, mais pour les autres, il est déjà trop tard. En moins d’une heure, le Wilhelm Gustloff disparaît sous les vagues noires.
Un drame occulté par la guerre
Le bilan est effroyable : entre 6 000 et 9 400 morts, plus du triple du Titanic. Et pourtant, peu de livres d’histoire en parlent. La raison est double : le naufrage a eu lieu dans les derniers mois de la guerre, à un moment où l’Europe était ravagée par des pertes colossales, et les victimes étaient en grande majorité allemandes, un contexte qui a longtemps freiné la mise en avant du drame.
Aujourd’hui, l’épave repose à environ cinquante mètres de profondeur, au large de l’actuelle Gda?sk. Elle est classée « tombeau de guerre », protégée par la loi, et interdit à toute plongée. Les rares images filmées montrent un colosse brisé, colonisé par la mer et le temps.
L’histoire du Wilhelm Gustloff est celle d’un symbole détourné par la guerre : un paquebot né pour la joie et le voyage, détourné vers l’exode et la mort. C’est aussi le rappel cruel que la mer, indifférente aux causes et aux conflits, reste un juge implacable. Chaque hiver, quelques historiens et plongeurs se souviennent de ce 30 janvier 1945, pour que les milliers d’âmes englouties dans les eaux glacées de la Baltique ne sombrent pas, elles aussi, dans l’oubli.