
En 1988, BENETEAU défrayait la chronique en faisant appel, pour la ligne et les aménagements de son First 35S5 au designer star, Philippe Starck. L’architecte naval Jean Berret signe la carène, la structure, le plan de voilure mais, pour la première fois peut-être, un œil extérieur revisite des points clés, à commencer par l’intérieur. Un génial touche-à-tout, dont le talent s’exprime du presse-agrume à la décoration des hôtels les plus luxueux. Son arrivée dans le monde jusqu’ici très conservateur du yachting fait plus que bousculer les codes. Son dessin est disruptif bien avant l’heure. Les hublots se verticalisent et débordent sur le haut du roof. La barre franche est façonnée dans un tube de carbone. À l’intérieur, la cuisine est recouverte de marbre, les cloisons se parent d’acajou au veinage parfaitement symétrique et la sellerie s’habille de cuir blanc immaculé… Aussi révolutionnaire que rafraîchissant ! Dans la même lignée, BENETEAU fera appel à Pininfarina, le célèbre carrossier automobile, notamment de Ferrari, pour sublimer les lignes de son flagship de l’époque, le First 45F5. S pour Starck, F pour Pininfarina, deux signatures prestigieuses qui ouvrent une nouvelle ère. Un peu plus de trente ans plus tard, les multicoques ont pris le leadership du marché et offrent des espaces à aménager conséquents. Longtemps sous la responsabilité des architectes navals, le design intérieur est désormais presque systématiquement confié à de vrais spécialistes. Vision d’ensemble, optimisation de l’espace, souci du détail, le bond en avant est impressionnant en seulement quelques années. Lagoon et Outremer viennent ainsi de lancer deux 55 pieds, homonymes de modèles historiques de ces marques, conçus respectivement il y a 30 et 20 ans. Le chemin parcouru est là sous nos yeux.

Influence automobile
Dès le premier regard l’évolution des silhouettes est palpable. L’accroissement des volumes, des hauteurs a failli ruiner toute notion d’esthétisme en matière de multicoque. Fort heureusement, des designers professionnels, pour certains venus de l’automobile, tel Patrick Le Quément qui collabore régulièrement avec le cabinet VPLP, ont mis leur savoir-faire au service du nautisme. Étraves, bordés, vitrages sont comme les traits d’un visage. Lignes, courbes, rayons, angles, tout est interdépendant, ajusté au millimètre. Le dessin flirte aux frontières de la géométrie et de l’art pour inspirer l’harmonie, affiner les lignes dans un subtil jeu d’équilibre. Le pan coupé des étraves des récents Lagoon affine celles-ci, pourtant bodybuildées pour supporter la charge, éviter l’enfournement et offrir un maximum d’espace intérieur. Le redan de coque, qui permet en dessous de limiter la surface mouillée et au-dessus d’offrir plus de largeur habitable, est intégré au dessin, parfois mis en avant pour diviser les hauteurs, affiner un peu plus les bien-nommées « murailles » de bordés. Le travail de l’architecte naval tend à se concentrer sur ce qui ne se voit pas, des œuvres vives à la structure. Il reste pourtant le garant de la cohérence de l’ensemble et surtout de ses performances. Mais au-dessus de la ligne de flottaison, les bordés sont sculptés comme le seraient les plus belles carrosseries automobiles, voire une œuvre d’art. Comme le dit de ses voitures Thierry Métroz, directeur du style et de la marque DS, les coques deviennent « sculpturales, expressives, avec des pleins et des déliés, des formes qui accrochent la lumière ». Une perception qu’illustre parfaitement la nouvelle identité visuelle de la gamme Leopard Catamarans, avec sa ligne de hublots de coque aux motifs géométriques, une inspiration également présente chez Windelo.

Recherche stylistique
Depuis l’apparition osée des hublots de roof verticaux sur le Lagoon 410 il y a 25 ans, tous les multicoques les ont adoptés tant les avantages sont devenus évidents : accroissement de la surface disponible, vision panoramique et réduction de l’effet de serre. Le traitement esthétique de cette évolution majeure a mis du temps. Les solutions diffèrent d’un constructeur à l’autre, chacun saisissant là l’opportunité d’affirmer sa personnalité, de créer un effet de gamme. Lagoon teint de noir ses montants verticaux pour créer une impression de visière uniforme, qui se prolonge d’un sourcil vers l’arrière sur les derniers modèles. Fountaine Pajot joue de tonalités différentes selon les niveaux pour donner de l’horizontalité. Les vitrages latéraux des Nautitech « Open » jouent la continuité en protégeant en partie le cockpit arrière, quand Outremer ou Privilège les prolongent d’élégantes arches vers les étraves. Sur les plus grands modèles, parfois dès 40 pieds, flybridges et cockpits avant investissent l’espace et rivalisent d’ingéniosité pour offrir de nouvelles expériences de vie, intégrant du mobilier extérieur des meilleures marques terrestres, des bains de soleil aux jacuzzis.
Immersion visuelle
À l’extérieur le designer doit donner du sens, suggérer le confort ou la performance, quand ce ne sont pas les deux comme chez Gunboat ou McConaghy. Donner une identité visuelle à chaque unité tout en gardant une cohérence de gamme n’est pas un défi anodin. Le nautisme ne générant pas les volumes de l’automobile et n’ayant donc pas les budgets pour offrir à nos pupilles des show-boats non destinés à la production, il ne faut pas succomber à la beauté du geste. Patrick Le Quément insiste : « le plus simple, c’est la simplicité ! » Pour lui, « le design doit s’exprimer naturellement, on ne doit pas voir l’effort créatif, la difficulté doit rester cachée, intégrée dans le projet avec aisance ». L’apport des designers est partout, invisible, toujours à la lisière entre rationnel et émotion. Ce sont des descentes vers les coques que l’on franchit sans s’en rendre compte parce que la hauteur sous barrot a été vérifiée à chaque marche, l’ensemble parfaitement incliné. C’est la hauteur du clair de vitrage ajusté au millimètre comme sur le JFA Long Island 78 Power qui fait, qu’assis ou debout, quelle que soit notre taille, la mer et l’horizon s’offrent sans effort à notre regard. La vision sur la mer, l’abolition des frontières entre intérieur et extérieur est sans conteste la grande révolution de ces vingt dernières années. Les baies coulissantes s’ouvrent sur l’intégralité de la largeur. Nul obstacle ne vient perturber les déplacements entre cockpit et nacelle, souvent d’une même essence de sol. La cuisine se fait îlot, ce qui ne manque pas de sens dans cet univers marin, et profite à l’ergonomie de l’ensemble. Le designer y a soigné le moindre détail du matériau à la hauteur du plan de travail, du volume des rangements à la ventilation.
Fonction et esthétisme
Traditionnellement, sur les monocoques, c’est autour de 70 pieds que l’on entre dans l’univers du luxe. Avec leur espace disponible bien supérieur, c’est dès 60 pieds pour les multicoques que nous serions tentés d’y accoler l’appellation de superyacht. À leur bord, seuls la longueur et le prix sont mesurables, tout le reste est superlatif. Dans les coques, on n’y parle plus de cabines mais de véritables suites. Les hublots de coque deviennent terrasses basculant sur la mer. Les jupes font office de plage avec accès privatif directement depuis les appartements propriétaires ou VIP. Hauteur disponible, dimensions de la literie, des salles d’eau, sont d’une générosité sans limite. Les matériaux – tissus, bois, cuir, métaux – puisent leur inspiration dans l’univers du luxe, mais également, de plus en plus, dans « ce que nous offre la nature » dixit Isabelle Racoupeau (Berret-Racoupeau Yacht Design) pour qui le design est « l’association de la fonction et de l’esthétisme ». Les inspirations extérieures se multiplient – aéronautique, automobile, hôtellerie de luxe – et les influences se croisent entre voiliers et motor-yachts.
Mais que les multicoques soient propulsés par le vent ou mécaniquement, les designers ont ces dix dernières années donné du sens et du charme à leurs lignes extérieures, du style et de la noblesse à leurs intérieurs. Regardez l’évolution intérieure d'un Lagoon sur dix ans, sous l'influence du cabinet Nauta Design, c’est réellement impressionnant ! Catamarans et trimarans possèdent plus que jamais un pouvoir de séduction décuplé. En mer, peut-être plus encore que sur terre, leur liberté de création a réussi à surpasser les contraintes techniques et financières, à la recherche de la perfection.
Alors après que le nautisme a intégré le design comme élément incontournable voire majeur de conception, nulle surprise que ce soit le design qui s’intéresse au yachting. Le design intérieur du Sunreef 80 Power vient ainsi d’être récompensé par les DNA Paris Design Awards, côtoyant au palmarès, aménagements de musées, galeries d’art et plus beaux hôtels au monde. C’est à la fois une juste récompense et la parfaite illustration que le langage du design est universel.
Yachts designers : d'horizons très différents mais toujours pétris de talent
Jusqu’en 2009 Patrick Le Quément avait un parcours 100 % automobile, de ses débuts chez Ford à la direction du design chez Renault, en passant par le groupe Volkswagen, avant de collaborer régulièrement avec VPLP. Isabelle Racoupeau a travaillé pour une société de textiles d’ameublement très luxueux avant de rejoindre l’agence Berret-Racoupeau Yacht Design avec le succès que l’on connaît. Franck Darnet est diplômé de la célèbre École Boulle. Il est devenu l’un des designers français les plus en vue de sa génération, également l’un des plus recherchés. Qui d’autre que Massimo Gino et Mario Pedol, fondateurs et dirigeants de Nauta Design, basés à Milan, capitale mondiale du design, peut mieux faire profiter le monde du yachting du savoir-faire italien en la matière ? Kerryn Arthur n’était pas trentenaire en 2016 quand elle a rejoint le cabinet d’Anton du Toit à Cape Town, toute jeune diplômée en interior design de la Nelson Mandela Metropolitan University. Homme, femme, jeunes et impétrants, expérimentés et sages, à les écouter ils ne feraient que retranscrire ce qu’ils voient, entendent et ressentent. De leurs conversations avec les clients en premier lieu, mais aussi de leur observation de la nature, d’une curiosité permanente dans tous les domaines. Autre point commun, le souci du détail : précision d’une courbe, alignement de hublots, toucher de la matière, ambiance rendue par l’éclairage, rien n’échappe à leur insatiable quête de perfection.


Menuiseries et textiles : quand le luxe prend le large
Qu’elles semblent loin les années 80 ! Et même, il n’y a pas 20 ans, l’intérieur d’un catamaran tenait beaucoup de la cabine de douche préfabriquée, entre plastiques durs et contreplaqué verni. À l’instar de ce que nous avons pu vivre dans l’automobile, l’évolution est vraiment remarquable. Qu’ils soient producteurs de catamarans en grande série, de multicoques plutôt typés performance, ou de multi-yachts à l’unité, tous les chantiers soignent la qualité perçue dans ses moindres détails. Pour les menuiseries, l’arrivée de l’Alpi, panneau de placage en bois reconstitué, a constitué une véritable révolution. Stable dans le temps, homogène, offrant de multiples variations possibles et réplicables à l’infini, l’Alpi a ouvert le champ des possibles aux designers en proposant des panneaux technologiquement avancés et stylistiquement sophistiqués. L’enjeu environnemental de plus en plus prégnant avec l’objectif de protéger les ressources naturelles a participé à leur développement.

L’évolution des matériaux a également permis d’inclure des éléments à la fois techniques et décoratifs sur les plans de travail. Communément appelé Corian® alors que cette appellation est une marque déposée par DuPont de Nemours, ce matériau s’est parfaitement intégré aux multicoques, quitte parfois à se laisser porter en fines couches par des panneaux composites ultralégers. À la fois résistant et parfaitement adapté à l’environnement marin humide, c’est le matériau de choix des designers, qui peuvent lui donner toutes les formes possibles, qu’elles soient ondulantes, homogènes ou organiques, disponible dans des centaines de variations de couleur et de texture. La sellerie a également connu une évolution saisissante ces dernières années. Formes, matières et coloris se sont multipliés pour soigner autant le confort que l’esthétique. Certains constructeurs comme Lagoon n’ont pas hésité à nouer des partenariats avec des fabricants de textiles pour développer des tissus spécifiques, voire exclusifs. Bordés de coursives, têtes de lits, plafonds du carré, cloisons de cabines aux dimensions de suites, se couvrent des tissus les plus raffinés. Et l’intérieur n’est pas le seul gagnant de cette montée en gamme remarquable. La sellerie est tout aussi soignée à l’extérieur où bains de soleil, salons de flybridge, méridiennes de cockpit, invitent à tout moment à l’hédonisme. C’est ainsi que le leader du secteur, Sunbrella, a été amené à développer sa gamme Horizon dédiée à l’outdoor : allier performances techniques par tous les temps, toutes les températures à une esthétique et un confort « soft touch » remarquables, était une équation complexe à laquelle les plus grandes marques de multicoques attendaient une solution.
Retrouvez ce dossier et bien d'autres dans notre dernier hors-série Yachting 2021 à lire et à relire par ici !