Féticheurs, ripailles et check-points en Casamance
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Quand un gars en survêtement rapiécé nous a fait de grands signes sur le bord du fleuve Casamance, on s’est dit : « Tiens, voilà un marchand de poissons plutôt entreprenant », puis on a continué notre chemin. Dix minutes plus tard, il fonçait droit sur Moon River en zodiac avec un autre type, celui-là armé d’un fusil automatique. Zut, me suis-je soudain rappelée, ça doit être le poste militaire d’Elinkine ! C’est la coutume ici de s’arrêter par courtoisie devant les check-points maintenus depuis la fin de la rébellion en 2004. Le type est arrivé furieux. « Qu’est-ce que vous faites habituellement quand on vous fait des grands signes comme ça ? » s’est-il écrié dans un étouffement de colère. « Si on n’a pas envie de poisson, on file son chemin » avions-nous envie de répondre, mais on s’est retenus. Toujours mal luné mais réalisant que nos papiers étaient en règle, le grand chef s’est lancé dans une longue explication sur l’étendue de ses prérogatives : s’il le voulait, il pouvait très bien nous faire passer la nuit au poste ou même nous expulser du Sénégal. Finalement, il s’est radouci sans raison visible pour nous annoncer que nous étions désormais sous sa « protection » dans la « zone d’insécurité ».
A la messe au son du tam tam le dimanche suivant, le prêtre d’Elinkine nous a réservé un accueil d’un autre genre : applaudissements de la congrégation pour nous remercier de notre visite. Relativement paisible depuis la fin officielle du conflit mais délaissée par les touristes, la région du sud du Sénégal enclavée entre la Gambie et la Guinée Bissau n’a rien perdu de sa légendaire hospitalité. Difficile de faire un pas sans se retrouver avec un bébé dans les bras ou assis autour d’un plat de riz et de poisson à partager avec les villageois diolas. (Zéphyr et Looli ont retrouvé le plaisir de manger avec leurs doigts). Musulmans, chrétiens et animistes vivent ensemble dans des petits hameaux sans électricité, dans des huttes en toit de paille ou de simples maisons en parpaings et ciment de coquillage. Ils survivent grâce à la pêche et aux rizières. Hélas pour eux, les touristes se font encore plus rares depuis l’introduction de visas pour les étrangers cet été. La pauvreté ici n’a d’équivalent que la splendeur de la nature. Pendant trois semaines, nous avons papillonné d’île en île au milieu de la mangrove, des baobabs et des palmiers, réveillés le matin par le gazouillement des nombreux oiseaux, surpris à l’occasion par un singe, quelques crocodiles (capturés) et des varans sur la plage. Nous n’avons mouillé qu’une nuit avec un autre voilier, Bilbo, avec lequel nous nous étions liés d’amitié au Cap Vert.
Les petits bras ou « bolongs » du fleuve Casamance serpentent à l’infini entre les îlots et pour la plupart, ne figurent pas sur notre carte marine. Aussi, nous explorons au gré de nos envies, des obstacles formés par les bancs de sable et des conseils de Guy et Gégé, navigateurs du Cercle de la Voile de Dakar qui connaissent la région comme leur poche. « Vas voir Papys à Cachouane dans le bolong à droite après l’entrée du fleuve, c’est un ami » avait insisté Guy. « Et n’oublie pas Léon à Ehidj, ni Ambroise à Dioretou». « Alors c’est vous les Américains ! Gégé m’avait averti de votre visite! » a lancé Cherif, à notre arrivée à Karabane. Le lendemain, il nous a emmenés à la pêche dans sa pirogue dans des bolongs trop petits pour Moon River. La journée s’est naturellement terminée par un festin d’huîtres au feu de bois et de poissons grillés pendant que le « créateur » de l’île, Paco Karabane ( !), nous a taillé des jupes et pagnes en tissus batik (et conviés à son propre repas familial).
A Ehidj, Léon Soumaré, restaurateur qui fait griller poissons et cochons de lait sur la plage, compte toujours sur la force mystique du fétiche. Celle qui permit à son ancêtre Niaky, guerrier du Mali, de fonder l’île il y a cinq générations. Sur l’île dite des « féticheurs », les animistes se réunissent encore occasionnellement autour de l’arbre sacré - trois arbres mystérieusement entremêlés - pour régler un conflit villageois ou demander une bonne récolte. Ici, tout le monde s’appelle Soumaré et comme ailleurs une invitation ne se refuse pas. J’ai profité de l’hospitalité de la dynastie Soumaré pour envoyer Zéphyr et Looli pendant deux jours à l’école primaire. Le plus difficile en Casamance reste finalement l’entrée et la sortie du fleuve au niveau de l’embranchement avec l’île de Karabane. Il faut ignorer la dernière carte marine en date qui indique de l'eau là où il y a de la terre ferme. Mais même avec les indications récentes et précieuses de Guy et Gégé, avec nos deux mètres de tirant d’eau, nous avons touché le fond sablonneux à marée haute en passant à différents endroits. Rien de vraiment insurmontable par beau temps.