Facile de mettre cap sur l'évasion avec une pirogue…

Le voyage en Guyane est toujours prétexté par une visite professionnelle ou familiale. Cette région n’est pas, pas encore, touristique ; les petites bêtes intimident. La mer n’est pas bleue caraïbe mais opaque, tellement elle est chargée de sédiments rejetés par ses vastes fleuves qui ont ratissé marécages et mangroves. Ils ont des noms qui invitent à l’expédition : Maroni, Mana, Sinnamary, Approuague, Oyapock...
Le climat n’est pas très engageant pour qui cherche soleil et a peur de la pluie. Le fameux Pot-au-Noir, celui-là même qui empoisonne le circumnavigateur, déborde aussi sur la Guyane. C’est la rencontre des alizés de l’hémisphère nord avec ceux de l’hémisphère sud qui porte le nom de FIT, Front Inter Tropical. Cette zone de télescopage de masses d’air qui sont pareillement très chaudes et très chargées en humidité, se traduit par le développement de gros cumulus ou même de cumulonimbus qui versent des grains à tout bout de champ. Sur une carte météo on parle de ligne de convergence et on la voit se déplacer vers le nord en été et vers le sud en hiver. En juillet, août et septembre cette ligne se trouve alors loin en mer et la Guyane connaît ses 3 mois de saison sèche. Le reste de l’année le ciel est très nuageux et les averses fréquentes. Au mois de mars, on peut espérer que le FIT gagne une position extrême au sud pour que la région connaisse un répit en se retrouvant temporairement de l’autre côté. Cette hypothétique saison porte alors l’humble nom de « petite saison sèche ou petit été ».
Il pleut beaucoup sur les pirogues. Pas d’auto-videur ni de pompe de cale, une demi-coque de noix de coco sert d’écope, instrument presque aussi indispensable à la navigation que la pagaie. Mais notre propre pirogue a fait quelques concessions au modernisme avec un demi bidon de lessive pour écoper et un moteur de 40cv pour nous permettre de slalomer à plus de 15 nœuds entre les troncs d’arbre sur le fleuve Kourou.
La coque est traditionnelle. Notre pirogue, comme la plupart de celles que l’on croise, est construite et pilotée par un Bushinengué, nom qui signifie nègre des bois. Ce peuple, d’origine africaine, avait déserté dès le début du XVIIème siècle les plantations pour vivre sur les rives des fleuves. Autant dire leur parfaite connaissance du fleuve et de la forêt. Tigana (les « mateurs de foot » devineront son année de naissance), chevelure Marley, peau d’ébène et carrure de commando de marine, dégage à la machette un passage dans la mangrove pour nous présenter quelques arbres (pas tous, il y en 1500 espèces dans la forêt amazonienne) dont il tire le bois de charpente pour les carbets, les palmes pour les toitures, les lianes pour les brelages, les cœurs de palmier pour manger… Tigana raconte comment choisir l’arbre dans lequel on peut creuser une pirogue. Cet arbre long et fin est appelé l’Angélique.
Une fois l’Angélique abattu, après avoir déterminé le dos et le ventre de la pirogue, donc du tronc, la coque est creusée avec une gouge et profilée à la hache. Puis elle est placée sur le feu et retournée plusieurs fois. Cette chauffe lui donne une certaine plasticité qui permet d’élargir ses flancs en y insérant des planches de plus en plus longues. Et le travail de patience continue jusqu’à ce que le creux et la largeur de la coque lui confère cette stabilité qui nous impressionne tant. On y ajoute des planches en guise de bordés et c’est parti. Si autrefois les pirogues étaient mues à la pagaie et à la voile faite d’un carré tressé de palme, il faut bien reconnaître que leurs lignes conviennent parfaitement à la propulsion par moteur hors-bord... qui a aussi le mérite de se relever facilement en cas d’obstacle.
En 1880 l’explorateur Jules Crevaux écrivait: « Nous faisons ici une recommandation capitale qui s’adresse aux chercheurs d’or remontant les fleuves de Guyane : c’est d’abandonner à jamais l’usage des canots avec quille et gouvernail ; seules les pirogues des Bushinengés, creusées dans un tronc d’arbre, sont capables de manœuvrer au milieu de courants impétueux ou de gouffres tourbillonnants ».
A bon entendeur, salut !