Le tracé des formes

Une fois la liste des envies couchée sur le papier, il est temps de donner un cadre chiffré au projet. Définir une longueur hors tout ou une longueur de coque, une largeur, un tirant d'eau. Estimer, au vu du programme, quelle sera la masse du bateau, est un élément clef à ce stade. De cette première approximation dépendra la conception de la carène du bateau, de ses formes immergées.
Selon le fameux principe découvert par Archimède dans sa baignoire, et selon lequel, "tout corps plongé dans l'eau en ressort mouillé", ou sa version scientifique "tout corps plongé dans un liquide reçoit une poussée équivalente à la masse de liquide déplacé", nous allons devoir donner à la carène un volume équivalent à un déplacement d'eau, lui même équivalent à la masse estimée du navire.
Si l'embarcation rêvée est estimée à 3 tonnes, il faudrait alors obtenir un volume de carène de 3 mètres cube ? Faux, dirait un fameux faiseur de vidéos, à moins de naviguer sur un plan d'eau lacustre ! L'eau de mer à une densité supérieure à l'eau douce, et est en moyenne de 1,025 Tonnes / m³. Nous obtiendrions donc pour notre exemple précédent un volume 'cible' de 2,92 m³. C'est pour cela que l'on flotte mieux dans l'eau salée !
Nous avons donc un volume permettant de flotter. Mais tout juste ! Il faut donc 'surélever' ce volume par ce que l'on appelle la hauteur de franc-bord, soit la hauteur de coque située entre le niveau de l'eau et le pont.
Son utilité est multiple : tout d'abord, lorsque le bateau gîte, le pont ne se retrouve pas immédiatement sous l'eau. Ensuite, le franc-bord est un facteur essentiel en ce qui concerne la protection du pont et de l'équipage face aux vagues et aux embruns. Si sur un dériveur de plage 20cm de franc-bord suffisent à assurer les qualités hydrodynamiques, un voilier hauturier aura besoin de beaucoup plus pour éviter d'être submergé à chaque vague rencontrée. Enfin, cela permet de donner un certain volume intérieur à la coque, indispensable si le navire est voué à être habitable.
Si l'on compile donc nos données et contraintes précédentes (longueur, largeur, hauteur de franc-bord et volume immergé) nous obtenons donc une magnifique coque aux lignes comparables à une boîte à chaussure (ou tout autre objet sensiblement cubique de votre choix).
Il nous faut donc donner un peu de subtilité à ces lignes brutes, afin de rendre notre création plus hydrodynamique, plus élégante, en bref, plus adaptée à son usage. (NB : parfois l'usage permet d'arrêter la définition des formes à ce stade, notamment pour des pontons de travail, barges et autres établissements flottants). Nous nous aidons pour cela d'un ensemble de coefficients, permettant de comparer les formes de la carène en gestation à des formes élémentaires :
- le coefficient de bloc ou coefficient de remplissage, qui compare le volume de la carène à celui du parallélépipède dans lequel elle s'inscrit (voir schéma "Coef bloc" ci-dessous)
- le coefficient prismatique quand à lui compare le volume de la carène à celui défini par l'extrusion du maître couple (la section la plus grande de la coque) sur la longueur de flottaison (voir schéma "Coef prismatique" ci-dessous).
En gros, à volume de carène donné, plus ces coefficients sont importants, plus on restera proche des formes de notre boîte à chaussures originelle. Les maxi porte-conteneurs et autres navires de charge ont des coefficients de bloc et prismatiques extrêmement élevés (0,7 à 0,9), ils recherchent avant tout à maximiser le volume disponible pour la cargaison. Un voilier ou un navire rapide aura plutôt tendance à être dans la fourchette basse (0,4 à 0,6).
Un autre élément non négligeable à prendre en compte est la surface mouillée. Plus elle est importante, et plus les frottements de l'eau sur la coque le seront. Ce point n'est pas toujours évident à concilier avec des lignes tendues favorables au planning !
Ne pas oublier au passage que si le navire est à voile, il naviguera la plupart du temps gîté ! Donc autant de cas de figure à vérifier que d'angles de gîte !
Enfin, les matériaux et le mode constructif envisagé auront eux aussi leur mot à dire dans cette affaire, déjà pour le moins alambiquée ! Sil le navire doit être construit en acier ou en aluminium sans nécessiter de formage complexe des tôles, la coque doit être constituée de surfaces développables, soit des portions de cylindres ou de cônes ! La contrainte est la même pour le contreplaqué, c'est ce qui a donné lieu à ce splendide bouleversement des codes esthétiques (couplé à la révolution sociale de l'accès à la navigation pour le plus grand nombre) dans les années 60 grâce aux Fireball, Corsaire, Muscadet, et l'universel Optimist ! C'est ce que l'on appelle les coques à bouchains vifs (car toutes les coques, même les plus rondes, ont un bouchain, mais pas forcément vif !).
La coque d'un navire est traditionnellement définie par ses contours (lignes de quille et de livet, étrave, tableau arrière) ainsi que par un ensemble de sections. Les sections transversales (couples), les sections horizontales (lignes d'eau), et les sections verticales. Le plan représentant la coque à l'aide de ces tracés est appelé le plan de formes.
Pour approfondir le sujet, les ouvrages de D. Paulet avec D. Presles, ainsi que ceux de P. Gutelle et L. Larsson, sont infiniment plus détaillés que ce petit article. Le livre de B. Ficatier sur le relevé et le dessin des plans de voilier permet également d'appréhender les tracés des formes.
Un peu de saine lecture avant d'aborder le sujet suivant : comment faire avancer cette si belle carène ?