Puerto Williams : dernier port avant le Sud
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Aux flancs d’un ancien cargo, au-delà d’Ushuaïa et de la Terre de Feu, dans une ria de l’île de Navarino se blottissent une poignée de voiliers. Bienvenue au Micalvi, le port le plus au sud de la planète.
Des drapeaux. Un panneau indiquant le « Club Nautico Micalvi ». Les sommets, poudrés de frais, scintillent dans le soir. Au pied des montagnes s'alignent les maisons de bric et de broc de la communauté indienne. Une base de la Marine Chilienne a été créée ici pour garder la frontière qui passe juste au milieu du Canal de Beagle. L’autre rive, en face, est argentine. Quant aux dizaines d’îles qui parsèment la route vers le Horn et les Malouines, leur souveraineté fait toujours grincer des dents par ici.
Pour l’instant, le quai militaire est vide. Comme les rues de terre du village, émaillées de boutiques fourre-tout, aux allures de western. À l’extrémité nord du village, dans l’embouchure d’un rio, une grappe de voiliers entoure un cargo immobile. Les pas résonnent sur la coupée de métal. Dans la tiédeur du carré, le fourneau ronfle et les rires chantent. Bienvenue au Micalvi, Puerto Williams, 54°56'05 Sud, 67°36'19 Ouest sur l'île de Navarino, province du Cap Horn, Chili.
Micalvi, mémoire vive des canaux
Ce vendredi soir d'été, le bar du Micalvi bouillonne de récits. Il y a ceux qui reviennent d'Antarctique, ceux qui y partent ; les « bleus » et les anciens, tombés amoureux de la région il y a trente ans, qui ne l'ont jamais quittée. Et puis il y a les locaux, les Chiliens et les descendants des Yamana, le peuple d'avant les Européens. Plus discrets, comme intimidés. Tous se retrouvent ici avant et après la pêche, la mer, le Cap Horn ou le Drake. Depuis des décennies, les cales du Micalvi recueillent et réchauffent les gens des Soixantièmes.
Avant de devenir ce havre improbable, ce creuset frileux, la coque élégante, discrètement rouillée, fut le seul lien régulier entre les deux mille habitants de ce village et Punta Arenas, la ville chilienne la plus proche. L'ancien cargo construit en Allemagne en 1925, avait été affrété pour livrer un chargement d'armes destiné au navire de guerre chilien Almirante Latorre, en 1928. Destiné à être désarmé, il fut affecté au service des habitants les plus isolés de la Patagonie Chilienne. Prenant la suite des goélettes qui collectaient alors les fourrures, les peaux, le poisson ou la laine dans les comptoirs ou les campements patagons, le Micalvi acheminait les secours et les remèdes, les relèves et les visites, les vivres, les matériaux et les « nouvelles ». Il remportait les malades et ceux qui, vraiment, devaient « revenir au monde ».
« Au fil des décennies, ce bâtiment était devenu un symbole…/… Des centaines d'allers et retours, des milliers de milles marins à travers les canaux patagons et fuégiens avaient fait du Micalvi l'ami le plus cher, le sauveur, l'indispensable associé des habitants de la partie la plus australe des Amériques. Du plus humble paysan défrichant un bout de terre rocailleuse aux propriétaires d'estancias de milliers d'hectares en passant par le curé d'une mission, tous ont respecté et aimé ce navire, cet allié. » explique, accoudé au bar, l'ancien sergent du récit de Jéromine Pasteur et Gilles Rigaud (*).
Quand le vieux passeur s'est fait doubler, dans les années soixante, par des unités plus récentes, il n'a pas été question de le laisser se perdre. La coque, classée navire historique, a été échouée pour servir de dock au village le plus sud de la planète - avec Puerto Torro, quinze habitants, quelques kilomètres plus loin sur la piste. Depuis, le Micalvi, dans le château duquel un bar a été aménagé, garde la mémoire de la région en plus d'être, une dernière fois, utile à tous : ultime refuge « urbain » avant – ou après - la sauvagerie du Sud.
(*) In « Comptoir des Océans » publié chez Arthaud en 2009.