Chroniques d'un tour du monde : le dernier grain pour Durban

Tellement crainte cette traversée qu’il y a eu plusieurs réunions météo précédant le départ au Port des galets à la Réunion. Je n’y suis pas allé, c’était comme se rendre à un staff de médecine d’un hôpital de seconde catégorie, les vrais spécialistes étaient absents…
« Exposé du problème » comme dirait le Sorcier de Chatellaillon : l’été austral arrive. Au nord du tropique du capricorne la saison cyclonique commence ; au sud du trentième parallèle les dépressions des quarantièmes s’assagissent tout en restant redoutablement dangereuses, il en passe une tous les quatre à cinq jours pour une dizaine de journées de navigation. Il va falloir faire entre les deux systèmes et avec deux dépressions sur un parcours compliqué qui ressemblerait pour près de 1 400 milles à une navigation méditerranéenne sans arrêt possible, pas de restaurant, pas de trattoria, pas de taverna. Madagascar étant peu sûr politiquement, y faire escale est déconseillé, on emportera quand même un pavillon de courtoisie si on devait faire relâche forcée à Fort Dauphin pour laisser passer un monstre des quarantièmes.
L’étape peut donc se diviser en quatre parties.
1) La Réunion Madagascar, à priori sans trop de problème dans l’alizée du Sud-Est …s’il est là !
2) Le sud de Madagascar, à éviter à tout prix, et en partie le plateau continental dangereux par houle de sud, il est conseillé de passer très au sud, par 29°S 047°E.
3) Le canal du Mozambique et l’inévitable dépression générant des vents de sud-ouest, c’est-à-dire exactement droit dans le nez. Pour faire le gros dos et en prendre le moins fort possible il est conseillé de rester au nord de 26°S
4) L’arrivée à Richard’s Bay 29°S 037°E, juste après le franchissement du courant des aiguilles. Ce courant qui longe l’Afrique du sud porte au Sud à une vitesse qui peut atteindre les quatre nœuds, il lève une mer démente quand il rencontre le vent de sud-ouest. C’est ici qu’ont été observées parmi les plus hautes vagues au monde on parle de vingt mètres, voire de trente-trois mètres.
Jacques nous rejoint le 1er novembre pour cette partie de plaisir à trois. Depuis une semaine j’ai commencé à récupérer les cartes synoptiques et à faire tourner les routages sur Adrena. La route idéale passe à ras de Madagascar dans du vent de Nord Est….
Le chef insiste pour que j’appelle le sorcier de Chatelaillon, JYB, et solliciter son avis, celui de l’ultime spécialiste.
Je répugne à déranger JYB, c’est pour lui la saison des vendanges : la Route du Rhum part dans quatre jours, il route les meilleurs, il est sur la brèche, ne le dérangeons pas. Le Chef brave l’interdit et appelle directement Jean-Yves. Le Sorcier est comme toujours amène et rieur. On prend rendez-vous pour la veille du départ, le nôtre, le samedi 3 novembre.
Le vendredi le verdict de Jean-Yves tombe : il faut raser Madagascar et se trouver avant le vendredi 9 novembre à zéro heure de l’autre côté de la grande île par 26°S et 044°E sinon ce sera la correctionnelle. Pour s’y rendre il faudra motoriser le samedi et aussi le dimanche et arriver le mardi avec du nordet dans l’est de Madagascar. Voilà, on est prévenu, il va falloir régater, et vite, pour atteindre ce point. Ce way-point je le nommerai JYB.
Pour la suite du trajet et le Canal du Mozambique, il faudra faire avec prévient le Sorcier !!
Vous savez tout. Le dernier grain pour Durban est en formation, si vous souhaitez le prendre alors embarquez avec nous à bord de PretAixte.
Samedi 3 novembre, le départ de La Réunion se fait en ordre dispersé. Callisto est parti depuis trois jours, José depuis dix heures, nous mettons en route peu après le soleil levant. Le vent est, comme prévu, mou et plein cul. Moteur. La course contre la montre a commencé.
Dimanche 4 novembre. Moteur pour commencer la journée. Livre de Job 4-11 : « ...Alors tu lèveras un visage sans tache, tu seras ferme et tu ne craindras pas ». Il vaut mieux : cela commence par un grain orageux en fin d’après-midi puis par des éclairs dans le sud-ouest vers vingt heures. C’est l’anniversaire de Windy à bord de Mieschief, Dave a bien fait les choses pour le repas de gala : c’est feu d’artifice ! On débranche les antennes, on planque l’électronique portable dans le four, on se sépare de tout objet métallique sur nous. On garde quand même l’AIS car les bateaux sont proches, les instruments et le pilote, eux, restent en veille. A vingt-deux heures le délire bat son plein, on tente de zigzaguer sous deux ris entre les éclairs qui illuminent la nuit et nous éblouissent. Pour échapper au tonnerre, le cap oscille entre le 135° et le 290°. Jacques sous la capote et une pluie diluvienne est chargé d’annoncer les fulminations qui frappent la mer : « Gardez-vous à gauche, gardez-vous à droite ». Ça pète au-dessus du bateau, l’anémomètre indique 99.9 nœuds, on pense avoir été foudroyé. L’électricité statique fait grésiller le gréement, les feux de saint Elme ne sont pas loin. Cela me rappelle très exactement la seconde nuit de la grande course de la trois- quart ton cup, au large de Barcelone, en 1982, sauf que sur Team on avait 50 nœuds de vent dans le derrière et les lattes qui sortaient en petit morceaux des goussets de la grand-voile. Ici, cette nuit, c’est aussi sonore et lumineux mais le vent ne dépasse pas les 28 nœuds.
A une heure du matin tout se dissipe, on remet en route sous deux ris et trinquette. Aucun dégât à déplorer, la chance n’a pas manquée.
Lundi 5 novembre. La Houle se lève puissante et du sud, le vent faiblit progressivement, le ciel se charge de cumulus. Moteur durant la journée. Le Suet se lève en soirée, on repart au travers à 7noeuds avec un ris. La nuit se vide de ses nuages. A minuit nous sommes à 156 milles du cap Ambero, l’extrémité sud-est de Madagascar, il y en a pour vingt-quatre heures de mer. Le moteur supplie à la molle et nous donne confiance pour arriver à temps au point JYB.
Mardi 6 novembre. Houle toujours, sur les cartes synoptiques la dépression arrive sur l’Afrique du Sud, c’est elle, cette visiteuse des quarantièmes, qu’il convient d’éviter en arrivant au point JYB avant vendredi, c’est jouable. La journée est magnifique, sous voile, sur la route, en compagnie de Mad Monkey et Lydia. Le vent rentre d’Est comme prévu en fin d’après-midi et se renforce pour arrondir le coin sud-est de Madagascar.
A minuit ça souffle à 25 noeuds, rafales à 30, la mer est forte, très courte, potentiellement très vicieuse. Durant quatre heures nous allons faire route vers l’ouest dans des vagues de surf, pas très hautes, trois mètres, mais très cambrées. C’est la première fois depuis le départ d’Antibes que je crains d’être chamboulé et couché par une déferlante.
Mercredi 7 novembre. On n’en mène pas large, sous deux ris, en passant à 20 milles, à la limite des eaux territoriales de Madagascar, en compagnie des cargos sur la ligne descendante. Pour plus de 150 milles nous resterons à cette distance de la côte, à raser le plateau continental, sans jamais rien voir de la grande île malgache !!! Dans la nuit noire une vague lueur nous signale Fort Dauphin. Au changement de quart une délicate odeur de fumée fait espérer une présence humaine au vent. C’est la deuxième nuit difficile depuis le début. Jacques, le Grand Jacques est servi, comme mise en bouche : éclairs et vol au vent. Au petit matin le vent cale et nous devons faire face à un fort courant contraire de 1 nœud à 1,5nœud. Bien sûr cela ne figure sur aucune carte. Cap à l’ouest au Volvo en compagnie des baleines. On peine toujours contre le courant avec Lydia et Madrigal pour franchir nuitamment au pré et au moteur dans une mer formée la pointe sud du plateau continental dans du vent qui du noroit passe à l’ouest puis au sud-ouest, tout à fait contraire à notre route.
Jeudi 8 novembre. C’est fait, on a passé la longitude du Cap St Marie à deux heures du matin. Le point JYB n’est plus qu’à cinquante milles. Le premier pari est gagné, nous pourrons fuir vers le nord si la dépression remonte en restant à distance du plateau continental. Il nous reste à passer les épreuves N°3 et N°4.
Le répit est de courte durée, au lever du jour le générateur se met en interdiction : « surchauffe », et le Volvo cale. L’énergie pour PretAixte c’est fini, je passe aussitôt en mode « Ecologique » : arrêt des frigos et mise en route de Dodo notre pilote mécanique qui succède à Mimi l’électrique. On ne touche à rien des mécaniques récalcitrantes, d’abord dormir. Au réveil je pense avoir fait le diagnostic du Volvo : il s’est desamorcé au pré. C’est gagné, après avoir gavé manuellement la pompe à gas-oil, il gronde de nouveau notre très précieux lion vert. Bon diagnostic, traitement efficace. On est guilleret comme l’espèce de petit bouvreuil qui vient nous visiter et rentre même dans la cabine pour se protéger de la pluie.
Le vent est passé au sud à 25 nœuds, on fait route à 8,5 nœuds sur le fond à midi. La brise mollit progressivement en passant au sud-est. Un cyclone, Alcide, le premier de la saison, se forme au nord de Madagascar. On cause beaucoup en VHF avec Donald qui est routé par un sud-africain. Son tableau de marche est très similaire au notre, nos fichiers sont fiables et Adrena précis. Je passe beaucoup de temps à la table à carte et corrige la trajectoire d’Adrena pour longer plus longtemps le 26° Sud et rester très au nord de la route directe.
Un grain brutal couche le bateau, il est vingt et une heure trente, nous avons tout dessus, Jacques ne voulait pas me réveiller... Le pilote essaie désespérément d’abattre. D’abord réduire devant. Puis s’occuper de la grande. Dans le vent hurlant, la bosse du ris 2 s’entortille sur celle du ris 3 : on ne peut plus réduire. On saisit l’amure du ris 2 et on arrive à tendre la chute avec la bosse du ris 3, le bateau retrouve un semblant d’équilibre, les voiles ne battent plus. Nous restons tous les trois dans le cockpit à attendre la molle…il fait froid, c’est long cette difficile troisième nuit.
Vendredi 9 novembre. A minuit il n’y a plus que 22 nœuds de sud-est, on fonce tous les trois chacun sur sa manoeuvre, on prend le ris 3 correctement, on déroule la trinquette, c’est reparti à 8 nœuds sous les grains. Au jour levant on arrive à débloquer la situation en bout de bôme dans une grosse houle de sud. On repart sous un ris et foc dans un vent instable de 7 à 22 nœuds.
La journée est excellente, nous sommes en arrière du front, sous de gentil cumulus entre 7,5 et 8,5 nœuds de vitesse, sans effort, au nord de la route. Alcide le cyclone se dégonfle au nord dans le canal du Mozambique, un problème en moins. Par contre sont confirmés sur les fichiers un fort vent de Nord Est pour notre arrivée. Il ne faut pas trainer.
C’est comme cela qu’on s’est dépêché pour rattraper ce soir-là le dernier grain pour Durban.
Samedi 10 novembre. PretAixte réalise le meilleur gain vers le but de la flotte ! 7,7 nœuds de vitesse de rapprochement, une journée à 190 milles surface. La route nord est payante. On laisse derrière nous des bateaux beaucoup plus puissants : Mad Monkey, Madrigal, Aranui : l’option Sud leur a été fatale. Quand à Donald et Lydia ont les a décroché dans le grain du jeudi soir. Il faut maintenant arriver avant lundi midi, avant le coup de vent de Nordet. Fatigué, une tentative de spi dans le vent mollissant n’aura pas été payante. On refioulera en transvasant nos quatre bidons de secours dans le tank principal pour être certain de pouvoir motoriser jusqu’à l’arrivée. La houle s’estompe. Très belle journée.
Dimanche 11 novembre. Magnifique lever de soleil. A la vacation BLU je rappelle que nous célébrons le centenaire de la fin de la guerre civile européenne, la fleur emblématique de nos amis britanniques pour cette occasion est le myosotis, « forget me not » en anglais. Ecclesiaste1-2 : « Vanité des vanités, disait l’Ecclésiaste, tout est vanité ».
Nous nous en inspirons en pratiquant le motor-sailing pour lutter contre un fort courant contraire : 1,5 nœud. Dépêchons nous pour arriver tôt demain. Nous sommes au contact VHF de José et Le Aum en fin de journée.
Lundi 12 Novembre. Jacques, à neuf heures du matin, le premier voit l’Afrique, il fait grand soleil. L’Afrique on l’avait laissé dans notre tableau arrière il y a un an, aujourd’hui elle apparait face à l’étrave, quelle aventure !
Le vent forcit. Ris 1, Ris 2, Ris 3, trinquette. La mer se durcit au fur et à mesure de notre approche, il faut barrer. A un mille de l’arrivée le gréement se met brutalement et violement en résonnance, je n’avais jamais vu cela, un coup à démâter sous la puissance des oscillations, on borde plat la trinquette pour faire cesser la danse. A treize heures, une rafale à 36 nœuds nous fait partir au surf à 11 nœuds dans l’entrée du chenal principal qui mène au port de commerce de Richard’s Bay, la mer déferle tout autour de nous, c’est marée basse.
Contacté par VHF Galen nous apprend que des bancs de sable gênent le passage, il nous attend à la bouée verte N°3, l’entrée du chenal de la marina sur notre tribord, perpendiculaire au chenal principal. Je ne suis pas content, aucun document ne le précise et cela n’a pas été écrit lors de la réunion des skippers. On continue notre route vers le port de commerce pour ne pas avoir à affaler avec 30 nœuds de vent dans l’étroit chenal principal. Une molle à 22 nœuds, vite on en profite, on enroule la trinquette, on démarre le moteur, on lofe, on affale la grand-voile et on revient sur notre trace contre le vent à 3 nœuds de vitesse et 2 000 tours au Volvo. Comme convenu nous suivons le bateau de Galen, il nous fait passer par 2.20 mètre d’eau, le tirant d’eau de PretAixte… je ne suis pas content du tout.
On accoste sans heurt à notre poste. Le Comité d’accueil nous reçoit sur le ponton, une grande zoulou en habit traditionnel nous tend une bouteille de vin, je lui saute dessus et l’embrasse chaleureusement, elle rit. Avec le Chef et Jacques on se congratule, on s’embrasse. Quelle arrivée ! Nous sommes en Afrique du Sud, ce n’est pas rien.
Sous le ciel azur, passent, indifférents, sur la pelouse verte du Zululand Yacht club, des singes. Le chenal principal lui est blanc d’écume.
Le soir on assistera à la « Bring and Braai », la barbecue partie afrikaner.
Je ne me souviens plus trop comment j’ai regagné le bord, ivre d’un peu de bière et de vin, et de beaucoup de fatigue. Par contre je me souviens très bien de nos belles escales Mascareignes : Maurice et Réunion où nous avons été si bien reçu. Maloya, rougail et jolies créoles au regard si peu farouche, ce sera pour la prochaine chronique.