Une navigation entre la terre et le feu
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Depuis l'ouverture du canal de Panama en 1914, les routes maritimes de la Terre de Feu sont moins pratiquées qu'aux temps de la marine à voile, quand les trois ou quatre mâts barques, puis les navires à vapeur, n'avaient d'autre choix pour atteindre la côte ouest américaine que de plonger dans ces latitudes basses. Reste des cargos, des unités scientifiques, des paquebots, des bateaux militaires, des voiliers et des pêcheurs pour affronter ces eaux tempétueuses et froides d'Amérique du Sud, versatiles en diable.
Beaucoup de marins choisissent d'éviter les houles et les courants du passage du Drake au sud du Cap Horn, en franchissant la pointe du continent par le canal de Beagle, qui fait frontière entre la Terre de Feu chilienne au sud, et la rive argentine au nord. Des eaux sages, comparées à celles du large, mais un tracé tout en détours, mal balisé et soumis aux caprices de vents imprévisibles et souvent violents.
« La difficulté du Beagle, c'est son climat. Il change en quelques secondes du calme total à la bourrasque » explique le capitaine Enrique Rodrigues Nievas, rencontré dans le bar Andino, sur l'avenue San Martin, à Ushuaia. Depuis une quinzaine d'années, ce marin au long cours originaire de la région de Buenos Aires a cessé d'arpenter les mers du globe pour guider les navires sur la rive orientale du canal, de son entrée Atlantique au port d'Ushuaia.
Trois à quatre cents fois par ans, Enrique et ses collègues pilotes (*) du port argentin embarquent à bord des grands navires de croisière, des porte-conteneurs, des pétroliers ou des grands voiliers fréquentant le canal. « Je connais chaque caillou du Beagle, chaque banc de sable et j'observe ses humeurs depuis des années mais je suis toujours surpris par la brutalité des sautes de vent » avoue le pilote, qui a commandé longtemps des navires de pêche dans les eaux patagones.
L'influence conjuguée du pôle, de deux océans et de la montagne
« Vous voyez ce couloir entre les montagnes ? C'est par là que les rafales courent et déferlent sur le port. » montre le pilote depuis les hauteurs de la ville. Parfois, en été, ces rafales sont si puissantes que la manœuvre est impossible. Les bateaux restent à quai ou mouillent en rade, en attendant l'accalmie.
Les conditions climatiques dépendent des vents catabatiques, provoqués par les différences de températures entre les hauteurs gelées et le sol que réchauffe l'été, de violents courants d'air s'engouffrant entre les montagnes et de l'influence des dépressions arctiques qui balayent la Patagonie. La météo varie donc constamment, non seulement sur le canal mais aussi d'un tronçon à l'autre.
« Les conditions à l'est de l'Ile Gable, vers l'embouchure, sont systématiquement différentes de celles que l'on rencontre quelques kilomètres plus à l'ouest, entre l'île et Ushuaia » détaille Luis, un autre pilote plus jeune, depuis la passerelle d'un navire en route vers le Cap Horn. Sans ces conditions climatiques, la navigation serait plutôt douce sur ce chemin d'eau sans écluse, bordé de rives sauvages, que connaissent et empruntent depuis toujours baleines, orques et dauphins pour passer d'un océan à l'autre sans affronter les rigueurs du Horn.
(*) Le pilotage est obligatoire sur le canal. Sur la partie nord, elle est imposée aux unités étrangères de plus de cinquante tonneaux et aux unités battant pavillon argentin de plus de cent vingt tonneaux.
Avant de partir, pensez à consulter les prévisions sur La Chaîne Météo Voyage.