L’île de Clipperton, territoire français oublié du Pacifique Nord

Par Virginie Lepoutre

Perdue au milieu du Pacifique, à plus de 1 200 milles des côtes mexicaines, l’île de Clipperton n’est qu’un anneau de corail de 1,7 km² balayé par les alizés. Pourtant, ce confetti inhabité offre à la France une zone économique exclusive de plus de 435 000 km², l’équivalent de la surface de la métropole. Aux yeux des stratèges, c’est un atout majeur ; pour les navigateurs, c’est un nom qui flotte au large des routes transpacifiques, entre fantasme d’aventure extrême et réalité très rugueuse du terrain.

Un confetti de 1,7 km2 au milieu du Pacifique

Clipperton est un atoll presque fermé, un anneau de corail d’une douzaine de kilomètres de circonférence entourant un lagon d’eau douce stagnante, cas quasi unique à l’échelle mondiale. Le récif, large en moyenne de 150 m, barre toute ouverture vers le lagon : aucune passe, aucun chenal navigable. Le point culminant, le Rocher de Clipperton, ne dépasse pas 29 m.
Sur la carte, l’île est un point isolé au milieu d’un océan ouvert : 1 280 km à parcourir depuis Acapulco, près de 5 400 km depuis Papeete, plus de 10 000 km depuis Paris. Les terres les plus proches sont l’île mexicaine de Socorro, à près de 500 milles au nord-ouest. Autrement dit, on navigue plusieurs jours, parfois deux semaines en bateau de croisière, sans voir autre chose que l’horizon avant de deviner la silhouette basse de l’atoll.
Le climat est typiquement tropical océanique, chaud et très humide, avec des températures de l’air autour de 25 à 30 °C, plus de 3 000 mm de pluie par an et une saison cyclonique qui s’étend du printemps à l’automne, marquée certaines années par les épisodes El Niño. Sur place, la mer reste une mer du large, peu atténuée par le récif, avec une houle souvent croisée qui rend tout mouillage inconfortable et les débarquements aléatoires.


Une histoire de guano, de drame humain et d’arbitrage international

Découverte par le navigateur normand Michel Dubocage en 1711, l’île est d’abord baptisée « île de la Passion » - nous sommes un Vendredi saint - avant de prendre le nom d’un corsaire anglais, John Clipperton, qui aurait fréquenté la zone un siècle plus tôt.
Au XIXe siècle, comme beaucoup d’îlots du Pacifique, Clipperton intéresse pour son guano, précieux fertilisant pour l’agriculture. Des compagnies britanniques et américaines exploitent les dépôts ; le Mexique installe ensuite une petite garnison et quelques familles afin d’appuyer ses prétentions de souveraineté. L’histoire tourne au cauchemar : la Révolution mexicaine coupe les liaisons maritimes, le ravitaillement ne vient plus, la famine s’installe. Entre 1905 et 1917, la plupart des colons meurent, et le gardien du phare, Victoriano Álvarez, impose un régime de terreur aux survivantes avant qu’un navire américain ne les évacue.
En parallèle, la France, qui a annexé formellement l’île en 1858, porte le différend devant un arbitrage international. En 1931, le roi d’Italie Victor-Emmanuel III confirme la souveraineté française sur l’île de la Passion. Le Mexique finira par entériner cette décision quelques années plus tard. Depuis, Clipperton n’a plus connu d’occupation permanente, seulement des missions scientifiques, quelques installations militaires temporaires - notamment une station météo américaine durant la Seconde Guerre mondiale - et des passages sporadiques de la Marine nationale.

© Wikipedia


Un territoire oublié... mais stratégique

Depuis la ratification par la France de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, Clipperton confère à l’Hexagone une zone économique exclusive de 200 milles autour de l’atoll. Dans ces eaux, la France dispose de droits souverains sur l’exploitation des ressources halieutiques et potentielles ressources minérales, notamment les nodules polymétalliques identifiés sur le fond océanique.
Ainsi, 1,7 km2 de terres émergées donnent accès à plus de 435 000 km2 d’océan, une surface comparable à celle de la Suède. Cette immensité place Clipperton au cœur des enjeux indo-pacifiques français : présence dans la Commission interaméricaine du thon tropical, surveillance des pêches industrielles, possible rôle de relais scientifique pour le suivi du climat dans le Pacifique oriental.
Sur le plan environnemental, les eaux territoriales sont classées « aire marine protégée » depuis 2016, avec un arrêté spécifique sur la protection du biotope et une liste d’espèces strictement protégées, du récif corallien aux grands prédateurs pélagiques. Un décret de 2023 a clarifié l’administration de l’île et le régime d’autorisation des séjours, désormais délivrées par le ministre des Outre-mer, tandis qu’un conseil consultatif, installé en 2025, associe scientifiques et spécialistes de l’environnement ou des pêches pour éclairer les décisions.
Autrement dit, ce territoire « oublié » est aujourd’hui au cœur d’une réflexion sur la façon dont la France entend gérer durablement ses confettis ultramarins.


Clipperton vu du large : un amer plus qu’une escale

Pour les plaisanciers, Clipperton n’est pas un mouillage dans un guide de croisière, mais un nom sur une carte, au milieu d’un grand blanc entre Panama et la Polynésie, ou entre le Mexique et les Marquises. La r éalité est claire : il n’y a ni port, ni passe dans le lagon, ni abri véritable. Les rares voiliers qui s’y arrêtent mouillent au large, généralement dans le sud-ouest de l’atoll, sous le vent du récif, par 20 à 30 m de fond. Le mouillage reste exposé à la houle du large, et la moindre variation d’angle transforme la nuit en rodéo. Le débarquement se fait en annexe à travers une barre qui reste piégeuse même par mer maniable. Du point de vue météo, la zone est dominée par les alizés de secteur est, mais reste ouverte aux cyclones du Pacifique nord-est entre avril et septembre. Les phénomènes El Niño peuvent déplacer ces trajectoires plus au sud et à l’ouest, ce qui impose d’autant plus une veille fine des prévisions pour tout équipage envisageant un crochet par Clipperton, en complément d’un routage détaillé indispensable.


Un laboratoire écologique sous tension

Malgré son isolement, Clipperton concentre une biodiversité spectaculaire. L’atoll abrite la plus grande colonie mondiale de fous masqués - plus de 100 000 individus - et l’une des plus importantes colonies de fous bruns, ainsi que d’immenses populations de crabes terrestres qui recouvrent littéralement le sol. Autour du récif, les scientifiques recensent plus d’une centaine d’espèces de poissons de récif, dont plusieurs endémiques comme l’ange de Clipperton ou certaines demoiselles, et une forte densité de requins de récif, de requins des Galapagos et de pélagiques.
Mais l’écosystème a été profondément remodelé par les activités humaines : introduction de porcs à la fin du XIXe siècle, qui ont failli anéantir les colonies d’oiseaux avant d’être éliminés dans les années 1950 ; arrivée ultérieure des rats, qui dégradent les sites de nidification ; pollution plastique massive sur certaines plages, apportée par les courants du Pacifique. Les missions scientifiques françaises et internationales se succèdent depuis les années 1990 pour mieux comprendre ces dynamiques et documenter l’impact du changement climatique sur un atoll totalement isolé.
Pour un plaisancier, cette dimension scientifique se traduit concrètement par des règles strictes : autorisation nécessaire pour approcher et a fortiori débarquer, contraintes fortes sur la pêche, interdiction de laisser des traces de son passage, jusqu’à la gestion des déchets ou au nettoyage des coques pour éviter d’introduire des espèces exotiques. Les quelques équipages qui ont obtenu une autorisation évoquent tous la même impression : celle d’être des invités de passage dans un immense laboratoire à ciel ouvert.


Y aller en voilier : une expédition exceptionnelle

Concrètement, comment se place Clipperton dans le programme d’un voyage en bateau ? Pour un tour-du-mondiste qui descend la côte pacifique d’Amérique centrale avant de viser les Marquises, un détour par l’atoll représente une rallonge de plusieurs centaines de milles sur un trajet déjà engagé. Les guides de routage transpacifique le mentionnent comme une possibilité, rarement comme une recommandation.
La décision d’y faire escale ressemble davantage à un choix d’expédition qu’à une variante de croisière. Il faut prévoir plusieurs jours supplémentaires de vivres et de carburant, accepter l’idée d’un mouillage peu confortable, d’un débarquement potentiellement impossible si la houle est mal orientée, et intégrer un volet administratif lourd : demande d’autorisation en amont, description détaillée du projet scientifique ou naturaliste qui justifie la venue, respect des protocoles imposés par l’administration française.
À côté des grands navires de plongée ou des missions scientifiques qui programment Clipperton comme objectif principal, une poignée de voiliers de grand voyage s’y arrêtent chaque décennie. Les récits disponibles ont un point commun : une admiration intacte pour la faune - requins, raies mantas, nuages d’oiseaux - et un sentiment de solitude absolue, tempérés par une conscience aiguë de la fragilité du site.

L’île de Clipperton concentre tout ce qui fait le sel de la grande croisière hauturière. Sur le papier, c’est un mythe : le seul territoire français du Pacifique nord, un atoll presque inaccessible, une nature encore largement intacte, 435 000 km2 de mer attachés à un confetti de corail. Sur l’eau, c’est une destination exigeante, parfois ingrate, réservée à des équipages expérimentés, très bien préparés et acceptant de mettre beaucoup d’efforts au service d’un objectif audacieux en termes de croisière. Une escale qui se mérite, assurément !

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Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
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Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
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Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
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Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
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Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
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Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
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Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
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Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
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Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
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Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
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Titulaire d'un doctorat en Climatologie-Environnement, Cyrille est notre expert METEO CONSULT. Après avoir enseigné la climatologie et la géographie à l'université, il devient l'un des météorologues historiques de La Chaîne Météo en intégrant l'équipe en 2000. Spécialiste de la météo marine, il intervient également en tant qu'expert météo marine pour des courses de renommée mondiale, comme la Route du Rhum, la Solitaire du Figaro, la Transat Paprec...
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Capitaine 200 et ancien embarqué dans la Marine nationale, Irwin Sonigo a exploré toutes les facettes de la navigation. Des premiers bords sur un cotre aurique de 1932 à la grande plaisance sur la Côte d’Azur, en passant par les catamarans de Polynésie, les voiliers des Antilles ou plusieurs transatlantiques, il a tout expérimenté. Il participe à la construction d’Open 60 en Nouvelle-Zélande et embarque comme boat pilote lors de la 32e America’s Cup. Aujourd’hui, il met cette riche expérience au service de Figaro Nautisme, où il signe des essais et reportages ancrés dans le réel.