L’île de Clipperton, territoire français oublié du Pacifique Nord
Un confetti de 1,7 km2 au milieu du Pacifique
Clipperton est un atoll presque fermé, un anneau de corail d’une douzaine de kilomètres de circonférence entourant un lagon d’eau douce stagnante, cas quasi unique à l’échelle mondiale. Le récif, large en moyenne de 150 m, barre toute ouverture vers le lagon : aucune passe, aucun chenal navigable. Le point culminant, le Rocher de Clipperton, ne dépasse pas 29 m.
Sur la carte, l’île est un point isolé au milieu d’un océan ouvert : 1 280 km à parcourir depuis Acapulco, près de 5 400 km depuis Papeete, plus de 10 000 km depuis Paris. Les terres les plus proches sont l’île mexicaine de Socorro, à près de 500 milles au nord-ouest. Autrement dit, on navigue plusieurs jours, parfois deux semaines en bateau de croisière, sans voir autre chose que l’horizon avant de deviner la silhouette basse de l’atoll.
Le climat est typiquement tropical océanique, chaud et très humide, avec des températures de l’air autour de 25 à 30 °C, plus de 3 000 mm de pluie par an et une saison cyclonique qui s’étend du printemps à l’automne, marquée certaines années par les épisodes El Niño. Sur place, la mer reste une mer du large, peu atténuée par le récif, avec une houle souvent croisée qui rend tout mouillage inconfortable et les débarquements aléatoires.
Une histoire de guano, de drame humain et d’arbitrage international
Découverte par le navigateur normand Michel Dubocage en 1711, l’île est d’abord baptisée « île de la Passion » - nous sommes un Vendredi saint - avant de prendre le nom d’un corsaire anglais, John Clipperton, qui aurait fréquenté la zone un siècle plus tôt.
Au XIXe siècle, comme beaucoup d’îlots du Pacifique, Clipperton intéresse pour son guano, précieux fertilisant pour l’agriculture. Des compagnies britanniques et américaines exploitent les dépôts ; le Mexique installe ensuite une petite garnison et quelques familles afin d’appuyer ses prétentions de souveraineté. L’histoire tourne au cauchemar : la Révolution mexicaine coupe les liaisons maritimes, le ravitaillement ne vient plus, la famine s’installe. Entre 1905 et 1917, la plupart des colons meurent, et le gardien du phare, Victoriano Álvarez, impose un régime de terreur aux survivantes avant qu’un navire américain ne les évacue.
En parallèle, la France, qui a annexé formellement l’île en 1858, porte le différend devant un arbitrage international. En 1931, le roi d’Italie Victor-Emmanuel III confirme la souveraineté française sur l’île de la Passion. Le Mexique finira par entériner cette décision quelques années plus tard. Depuis, Clipperton n’a plus connu d’occupation permanente, seulement des missions scientifiques, quelques installations militaires temporaires - notamment une station météo américaine durant la Seconde Guerre mondiale - et des passages sporadiques de la Marine nationale.
Un territoire oublié... mais stratégique
Depuis la ratification par la France de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, Clipperton confère à l’Hexagone une zone économique exclusive de 200 milles autour de l’atoll. Dans ces eaux, la France dispose de droits souverains sur l’exploitation des ressources halieutiques et potentielles ressources minérales, notamment les nodules polymétalliques identifiés sur le fond océanique.
Ainsi, 1,7 km2 de terres émergées donnent accès à plus de 435 000 km2 d’océan, une surface comparable à celle de la Suède. Cette immensité place Clipperton au cœur des enjeux indo-pacifiques français : présence dans la Commission interaméricaine du thon tropical, surveillance des pêches industrielles, possible rôle de relais scientifique pour le suivi du climat dans le Pacifique oriental.
Sur le plan environnemental, les eaux territoriales sont classées « aire marine protégée » depuis 2016, avec un arrêté spécifique sur la protection du biotope et une liste d’espèces strictement protégées, du récif corallien aux grands prédateurs pélagiques. Un décret de 2023 a clarifié l’administration de l’île et le régime d’autorisation des séjours, désormais délivrées par le ministre des Outre-mer, tandis qu’un conseil consultatif, installé en 2025, associe scientifiques et spécialistes de l’environnement ou des pêches pour éclairer les décisions.
Autrement dit, ce territoire « oublié » est aujourd’hui au cœur d’une réflexion sur la façon dont la France entend gérer durablement ses confettis ultramarins.
Clipperton vu du large : un amer plus qu’une escale
Pour les plaisanciers, Clipperton n’est pas un mouillage dans un guide de croisière, mais un nom sur une carte, au milieu d’un grand blanc entre Panama et la Polynésie, ou entre le Mexique et les Marquises. La r éalité est claire : il n’y a ni port, ni passe dans le lagon, ni abri véritable. Les rares voiliers qui s’y arrêtent mouillent au large, généralement dans le sud-ouest de l’atoll, sous le vent du récif, par 20 à 30 m de fond. Le mouillage reste exposé à la houle du large, et la moindre variation d’angle transforme la nuit en rodéo. Le débarquement se fait en annexe à travers une barre qui reste piégeuse même par mer maniable. Du point de vue météo, la zone est dominée par les alizés de secteur est, mais reste ouverte aux cyclones du Pacifique nord-est entre avril et septembre. Les phénomènes El Niño peuvent déplacer ces trajectoires plus au sud et à l’ouest, ce qui impose d’autant plus une veille fine des prévisions pour tout équipage envisageant un crochet par Clipperton, en complément d’un routage détaillé indispensable.
Un laboratoire écologique sous tension
Malgré son isolement, Clipperton concentre une biodiversité spectaculaire. L’atoll abrite la plus grande colonie mondiale de fous masqués - plus de 100 000 individus - et l’une des plus importantes colonies de fous bruns, ainsi que d’immenses populations de crabes terrestres qui recouvrent littéralement le sol. Autour du récif, les scientifiques recensent plus d’une centaine d’espèces de poissons de récif, dont plusieurs endémiques comme l’ange de Clipperton ou certaines demoiselles, et une forte densité de requins de récif, de requins des Galapagos et de pélagiques.
Mais l’écosystème a été profondément remodelé par les activités humaines : introduction de porcs à la fin du XIXe siècle, qui ont failli anéantir les colonies d’oiseaux avant d’être éliminés dans les années 1950 ; arrivée ultérieure des rats, qui dégradent les sites de nidification ; pollution plastique massive sur certaines plages, apportée par les courants du Pacifique. Les missions scientifiques françaises et internationales se succèdent depuis les années 1990 pour mieux comprendre ces dynamiques et documenter l’impact du changement climatique sur un atoll totalement isolé.
Pour un plaisancier, cette dimension scientifique se traduit concrètement par des règles strictes : autorisation nécessaire pour approcher et a fortiori débarquer, contraintes fortes sur la pêche, interdiction de laisser des traces de son passage, jusqu’à la gestion des déchets ou au nettoyage des coques pour éviter d’introduire des espèces exotiques. Les quelques équipages qui ont obtenu une autorisation évoquent tous la même impression : celle d’être des invités de passage dans un immense laboratoire à ciel ouvert.
Y aller en voilier : une expédition exceptionnelle
Concrètement, comment se place Clipperton dans le programme d’un voyage en bateau ? Pour un tour-du-mondiste qui descend la côte pacifique d’Amérique centrale avant de viser les Marquises, un détour par l’atoll représente une rallonge de plusieurs centaines de milles sur un trajet déjà engagé. Les guides de routage transpacifique le mentionnent comme une possibilité, rarement comme une recommandation.
La décision d’y faire escale ressemble davantage à un choix d’expédition qu’à une variante de croisière. Il faut prévoir plusieurs jours supplémentaires de vivres et de carburant, accepter l’idée d’un mouillage peu confortable, d’un débarquement potentiellement impossible si la houle est mal orientée, et intégrer un volet administratif lourd : demande d’autorisation en amont, description détaillée du projet scientifique ou naturaliste qui justifie la venue, respect des protocoles imposés par l’administration française.
À côté des grands navires de plongée ou des missions scientifiques qui programment Clipperton comme objectif principal, une poignée de voiliers de grand voyage s’y arrêtent chaque décennie. Les récits disponibles ont un point commun : une admiration intacte pour la faune - requins, raies mantas, nuages d’oiseaux - et un sentiment de solitude absolue, tempérés par une conscience aiguë de la fragilité du site.
L’île de Clipperton concentre tout ce qui fait le sel de la grande croisière hauturière. Sur le papier, c’est un mythe : le seul territoire français du Pacifique nord, un atoll presque inaccessible, une nature encore largement intacte, 435 000 km2 de mer attachés à un confetti de corail. Sur l’eau, c’est une destination exigeante, parfois ingrate, réservée à des équipages expérimentés, très bien préparés et acceptant de mettre beaucoup d’efforts au service d’un objectif audacieux en termes de croisière. Une escale qui se mérite, assurément !
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