
La naissance d’un géant dans l’âge d’or des clippers
Au début des années 1850, les États-Unis vivent une transformation spectaculaire. La ruée vers l’or décuple la demande de marchandises à San Francisco, et chaque jour gagné sur la traversée devient une opportunité commerciale colossale. Les armateurs rivalisent donc d’ambition pour faire sortir des chantiers navals les voiliers les plus véloces. Donald McKay, déjà reconnu pour ses coques nerveuses et audacieuses, reçoit la commande d’un clipper capable de bouleverser les standards. Il pousse alors ses choix esthétiques et techniques plus loin que jamais : un étrave acérée, un tirant d’eau optimisé, un arrière élancé et une voilure démesurée pour un navire marchand. Le Flying Cloud n’est pas seulement un voilier commercial, c’est un pari sur la vitesse absolue. Les observateurs de l’époque notent immédiatement sa finesse de ligne et sa capacité à porter une surface de toile immense sans perdre en stabilité. Le chantier, très médiatisé, participe à forger une aura presque mythique autour du navire avant même son premier départ.
1851 : une première traversée qui bouleverse le monde maritime
Le succès du Flying Cloud tient autant à la qualité de sa construction qu’à la vision de son commandant. Dès son départ de New York en 1851, Josiah Perkins Creesy adopte une stratégie ambitieuse : exploiter les vents dominants sans jamais rendre la main, quitte à pousser le navire dans des zones réputées difficiles. La traversée vers San Francisco, longue de plus de 28 000 kilomètres et marquée par les tempêtes du cap Horn, est traditionnellement un cauchemar logistique. Les capitaines y perdent parfois plusieurs semaines, bloqués par des vents contraires. Le Flying Cloud, lui, enchaîne les journées de vitesse exceptionnelle. Dans les registres conservés, on retrouve des pointes quotidiennes dépassant la majorité des clippers contemporains. Son passage du cap Horn est d’une rapidité sidérante. En 89 jours et 8 heures, il entre dans la baie de San Francisco sous les applaudissements. L’événement fait la une de la presse américaine : pour la première fois, un voilier marchand vient de prouver que la science, l’audace et la construction navale peuvent abattre des délais considérés jusque-là comme incompressibles.
Eleanor Creesy, la navigatrice qui a changé la donne
Au cœur du succès du Flying Cloud se trouve une figure essentielle et longtemps sous-estimée : Eleanor Creesy. Navigatrice autodidacte passionnée par l’étude du ciel et des courants, elle s’est constituée, bien avant ce voyage, une bibliothèque personnelle de notes et de cartes inspirées des travaux de Maury, pionnier de la météorologie marine. Contrairement à la plupart des marins de l’époque, qui se fient surtout à l’expérience empirique, Eleanor analyse, calcule, compare et orchestre une stratégie de route basée sur l’observation scientifique. À bord, elle note scrupuleusement les variations de vent, réévalue les trajectoires, et propose au capitaine des ajustements parfois audacieux, mais toujours justifiés par des données. Cette méthode transforme littéralement la manière d’exploiter les océans. Beaucoup d’historiens estiment aujourd’hui que le Flying Cloud aurait pu être un excellent navire sans elle, mais qu’avec elle, il devient un prodige. Son nom reste l’un des symboles les plus forts de la place des femmes dans l’histoire maritime, encore trop rarement évoquée.

Un second record qui scelle la légende
En 1854, lorsque le Flying Cloud reprend la mer pour renouveler sa traversée vers San Francisco, l’attente est immense. Les armateurs rivalisent de paris, les journaux spéculent, et certains capitaines affirment déjà que son exploit ne sera jamais égalé. Pourtant, le navire réalise une nouvelle traversée quasiment équivalente. Cette répétition rare, sur une route aussi longue et imprévisible, bouleverse définitivement la hiérarchie maritime. Aucun autre clipper américain ou britannique n'atteint une telle constance. Même les bateaux plus récents, construits pour rivaliser avec McKay, échouent à approcher ce double record. Ce deuxième voyage installe le Flying Cloud au sommet de l’histoire des clippers : il devient un étalon, un modèle que l’on étudie et que l’on cite comme référence lorsqu’il s’agit d’expliquer l’évolution de la navigation à voile commerciale.
Une carrière intense dans un monde qui change trop vite
Malgré ces triomphes, la vie du Flying Cloud illustre aussi la fragilité des clippers. Ces voiliers nés pour l’exploit subissent de plein fouet l’ascension de la vapeur, plus fiable, plus régulière et moins dépendante de la météo. Les grandes routes commerciales se réorganisent : les voiliers doivent parfois se rabattre sur des cargaisons moins lucratives. Le Flying Cloud poursuit sa carrière en multipliant les voyages, notamment vers l’Amérique du Sud, l’Australie ou l’Europe, mais sa rentabilité s’érode lentement. Les registres montrent qu’il transporte tantôt du thé, tantôt du bois, tantôt des denrées diverses, tout cela dans un contexte de concurrence féroce avec les premiers paquebots à vapeur. À mesure que les années passent, le clipper qui battait des records devient un navire solide, respecté, mais inscrit dans un monde qui n’est plus le sien.
1874 : un naufrage banal pour un navire exceptionnel
La fin du Flying Cloud surprend par son caractère presque ordinaire. En juin 1874, alors qu’il navigue au large du Nouveau-Brunswick, un brouillard dense et une navigation côtière délicate conduisent le navire à s’échouer sur un haut-fond près de Saint-Jean. Contrairement à de nombreux drames maritimes du XIXe siècle, le naufrage ne donne pas lieu à de grandes catastrophes humaines, mais il signe le destin du clipper. Les tentatives pour le renflouer échouent, et il est finalement décidé de brûler la coque pour récupérer le métal. La destruction du Flying Cloud entraîne une vague de nostalgie dans le milieu maritime : l’un des navires les plus emblématiques de l’âge des clippers disparaît ainsi, non pas dans une tempête, mais dans un accident côtier presque banal. Cette fin souligne avec ironie la fragilité d’une époque qui s’éteint.
Un héritage toujours vivant
Malgré sa disparition, le Flying Cloud demeure un nom incontournable dans l’histoire maritime. Ses deux records sur la route du cap Horn n’ont été battus que bien plus tard par des voiliers de course modernes, bénéficiant de matériaux et de conceptions incomparablement plus avancés. Les historiens et passionnés de voile continuent d’étudier sa construction, ses plans et son comportement en mer pour comprendre ce qui a fait de lui un navire sans équivalent. Son héritage tient aussi au rôle central d’Eleanor Creesy, dont la contribution redéfinit l’importance de la navigation scientifique. Le Flying Cloud symbolise ainsi la rencontre entre intuition maritime, audace technique et rigueur intellectuelle, un cocktail rare qui a marqué une génération entière de marins.
Pour aller plus loin
o David W. Shaw - Flying Cloud: The True Story of America's Most Famous Clipper Ship
Récit détaillé du navire et du couple Creesy, basé sur des archives fiables.
o Arthur H. Clark - The Clipper Ship Era
Un classique pour comprendre l’essor des clippers et les enjeux économiques de l’époque.
o Carl Cutler - Greyhounds of the Sea
Ouvrage de référence sur les grands voiliers américains et leur rôle dans le commerce mondial.
o Howard I. Chapelle - ouvrages sur l’architecture navale
Indispensables pour comprendre les choix techniques qui ont permis au Flying Cloud d’atteindre des vitesses hors norme.
vous recommande