
En 2010, Valérie Valton, anciennement responsable du développement international d’une start-up, décide de changer de vie pour se dédier à sa passion : le lien homme-animal, « avec la volonté de contribuer à améliorer notre cohabitation avec les animaux sauvages ». Elle part alors pour une série de voyages d’exploration au contact des cétacés qui la fascinent.
Et en 2011, Valérie découvre pour la première fois le lagon de Sataya, à une trentaine de kilomètres au sud-est d’Hamata, en mer Rouge. Elle en revient éblouie, à tel point qu’elle en reprend chaque année le chemin ! « À l’époque, se souvient-elle, il n’y avait que quelques bateaux. »
Mais au fil des années, la donne a changé. « Sur la période estivale 2022, notre étude montre qu’on en est désormais à 15 bateaux en moyenne qui viennent chaque jour à Sataya (même si tous n’y sont pas au même moment de la journée). Mais cela peut aller au plus haut jusqu’à 34 navires par jour tous présents en simultané ! » déplore-t-elle.
Quant au nombre de visiteurs à l’eau avec les dauphins en même temps, en à peine 8 à 9 ans, leur nombre a été multiplié par 8 au minimum ! « Sans compter que nous avons pu dénombrer jusqu’à 496 personnes par jour dans l’eau avec les dauphins et jusqu’à 296 personnes en même temps ! Étant donné qu’il y a en moyenne à peu près 70 dauphins présents quotidiennement dans le lagon à cette période, la disproportion entre le nombre de visiteurs et celui de dauphins est devenue absurde ! ». Insoutenable, lorsque l’on connaît l’importance du site pour cette petite population.
Un lieu de repos indispensable pour l ’espèce

Chaque jour, les dauphins prennent le chemin du lagon, après avoir passé la nuit à chasser et à se nourrir en pleine mer. Aux premières lueurs de l’aube, ils viennent y prendre un repos indispensable, à l’abri des prédateurs : la très faible profondeur qui par endroits n’excède pas quelques dizaines de centimètres, alliée à la clarté parfaite de l’eau, leur permet en effet d’éviter toute attaque surprise de la part des requins qui croisent au large. Et si le site protégé leur offre la possibilité d’un sommeil réparateur, ils s’y livrent aussi à toutes leurs activités sociales. C’est pour eux principalement le temps de la quiétude, ensuite celui du jeu, au cours duquel ils multiplient sauts, vrilles et pirouettes, autant de figures acrobatiques pour lesquelles l’espèce se révèle particulièrement douée. On assiste aussi parfois à des accouplements furtifs, ainsi qu’à des parades amoureuses interminables, entre adultes et entre dauphins « adolescents ». Le lagon, pour les plus jeunes dont certains profitent encore du lait maternel, est également un lieu d’apprentissage indispensable, en toute sécurité et sous le regard bienveillant du groupe.

Des animaux curieux à la rencontre des nageurs

« Certains, explique Valérie, nient l’importance d’une meilleure gestion du site, en partant du principe que si les dauphins étaient véritablement dérangés, ils ne resteraient pas là. Mais dormir en pleine mer exposés aux requins leur serait fatal. Utiliser des aires qui les protègent des requins pour pouvoir dormir et effectuer toutes les activités qui leur demandent une baisse de vigilance est donc leur seule option pour rester en vie. » Et des lieux de repos aussi propices, où les animaux sont totalement en sécurité, sont finalement très peu nombreux le long des côtes égyptiennes et sont tous devenus touristiques. Les dauphins n’ont donc aucune alternative.
Les dauphins à long bec de Sataya sont certes particulièrement curieux, sociables et joueurs avec l’humain, ils peuvent s’intéresser aux baigneurs et leur offrir des interactions aussi extraordinaires qu’inoubliables ! Mais le foisonnement de nageurs et donc de bateaux qui les harcèlent et sillonnent la zone en permanence, occasionne inévitablement un manque de sommeil et un immense stress pour les animaux.
« Les dauphins, explique Valérie, devraient passer la majeure partie de la journée à dormir mais comme ils sont approchés voire pourchassés par les bateaux et les nageurs pendant 79% du temps qu’ils passent dans le lagon, soit quasiment 8 heures par jour (toujours d’après nos premières analyses des données 2022), leur sommeil est lourdement amputé. Un important manque de sommeil répété et couplé à un taux de stress élevé et tout aussi répété est extrêmement néfaste pour leur santé. L’impact sur leur capacité à survivre à moyen terme est inéluctable. D’autres études réalisées à Hawaï sur l’impact de ce type de tourisme sur des dauphins à long bec dans leurs aires de repos ont montré qu’il en résulte une diminution de leur population dans le temps… Les conséquences sont donc déjà malheureusement inéluctables et déjà bien connues même si nous ne pouvons pas définir quelle est l’ampleur de l’impact au bout de 10 ans. »
Par ailleurs, tous les opérateurs, par manque sans doute d’encadrement et de formation, ne respectent pas les règles d’approche auxquelles on pourrait s’attendre… Certains n’hésitent pas, à bord de pneumatiques lancés à pleine vitesse, à passer à travers les bancs de dauphins, à venir au contact ou sur eux, à slalomer entre les groupes de nageurs, à encercler les cétacés pour les empêcher de fuir et à les rabattre sans cesse vers les baigneurs. Une anarchie qui nuit forcément au bien-être des animaux et qui pourrait aussi mettre en danger les nageurs, même si pour l’instant peu d’accidents sont à déplorer dans le lagon. Dans ce sens, l’association souhaiterait également mettre en place des formations à destination des professionnels du secteur pour une approche plus respectueuse et sans stress pour les animaux.
Un long chemin à parcourir
En 2017, Valérie a rencontré des garde-côtes de l’équipe du parc national de Wadi El Gemal, à la fois terrestre et sous-marin. Ils avaient déjà en tête de restreindre l’accès au site et de le protéger selon le même plan de gestion que celui instauré dans l’aire de repos de Ras Samadai comme cela avait été recommandé par l’IUCN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). L’année suivante, des bouées pour délimiter des zones avaient été installées, mais les dauphins avaient déserté le site, probablement à cause de la nuisance dues aux travaux. Elles ont alors rapidement été enlevées pour préserver l’économie touristique. « À ce moment-là, raconte Valérie, je me suis vraiment dit qu’il fallait absolument intervenir pour qu’ils n’abandonnent pas le projet de protéger ce lagon. J’ai alors pris contact avec l’IUCN et avec l’HEPCA (Hurghada Environmental Protection & Conservation Association). Puis en lien avec ces deux structures, j’ai commencé à me mobiliser et j’ai mis l’association Splendeur Nature au travail sur ce projet ».
Un peu plus au nord, le site de Ras Samadai a en effet connu autrefois les mêmes excès de fréquentation. Mais depuis fin 2003, notamment grâce aux efforts de l’HEPCA qui a su convaincre les autorités égyptiennes du bien-fondé de la mesure, l’accès en est interdit aux bateaux : une ligne de bouées matérialise la démarcation définitive, seul un chenal a été maintenu, auquel on peut accéder en PMT (palmes-masque-tuba) mais impérativement équipé d'un gilet de sauvetage, uniquement quelques heures par jour et ce dans la limite du nombre d’usagers autorisé. Situé à une quarantaine de minutes seulement de navigation de la côte la plus proche, le site attirait auparavant jusqu’à 40 bateaux chaque jour et, au plus fort de l’activité, jusqu’à 800 nageurs au milieu des dauphins ! On imagine aisément les perturbations engendrées sur le groupe. « Lorsque l’HEPCA et l’IUCN sont intervenues pour prendre des mesures de préservation dans le lagon de Ras Samadai, explique Valérie, il était question de prendre les mêmes décisions à Sataya » Même si le lagon, à l’époque sans doute protégé par son éloignement, ne subissait pas encore les mêmes dérives, il s’agissait de le faire à titre préventif. Mais le projet, jusqu’à présent, est resté lettre morte.

Chaque jour, collecter des données
Depuis 2022, l’association mène deux études scientifiques sur site, qui vont durer au moins 3 ans. Elle collecte à cet effet en saison estivale un maximum de données. Il s’agit bien sûr de documenter l’affluence touristique et ses caractéristiques, en effectuant chaque jour, depuis les bateau ancrés dans le lagon, le comptage des embarcations, navires de croisière, pneumatiques ainsi que des baigneurs se trouvant dans un même temps à proximité des dauphins, et en évaluant la durée et la qualité des approches et des interactions réalisées avec les cétacés. Il s’agit aussi de mieux connaître l’usage que les dauphins font des différentes zones du lagon : le budget temps et la répartition spatio-temporelle de leurs activités. Où dorment-ils et combien de temps par jour ? Où préfèrent-ils jouer entre eux et se livrer à toutes leurs activités sociales et combien de temps par jour ? Combien de groupes entrent et sortent du lagon, quelle est leur taille ? Par quelles passes entrent-ils et sortent-ils le plus souvent pour rejoindre le large ? Autant d’informations qui permettront de soumettre des propositions, en toute connaissance de cause, véritablement adaptées à leurs activités et à leur mode de vie. Dès 6h30, chaque matin, l’équipe se relaie, aidée par les éco-voyageurs qui le souhaitent pour noter scrupuleusement sur une fiche dédiée toutes les observations. Un travail de fourmi qui se poursuit jusqu’en fin de journée, certes rébarbatif mais qui s’avère indispensable.

Proposer un plan de gestion
« Ce que nous voulons, poursuit Valérie, c’est en effet proposer un plan de gestion réfléchi, directement applicable, sur le modèle de celui de Ras Samadai, en nous appuyant sur des données concrètes et les observations recueillies. »
Durant tout l’été 2023, pour la deuxième année consécutive, l’association a continué à engranger des informations et ce sera le cas jusqu’en 2024 au minimum. Elles vont permettre d’affiner le projet de plan de gestion (voir ci-dessous) et de l’adapter au mieux à la topographie du site, en laissant notamment un large chenal d’accès entièrement protégé pour que les dauphins puissent entrer et sortir du lagon sans être gênés par la présence des bateaux ni des nageurs et en instaurant une zone protégée afin qu’ils puissent y trouver le repos sans aucune nuisance. Le but est de permettre aux dauphins de venir à la rencontre des humains s’ils le souhaitent mais sans y être obligés et sans nuisances sonores intempestives (tant pour les dauphins que pour les nageurs). Il devrait être proposé aux autorités locales en 2025.
La route sera forcément encore longue, les enjeux économiques ne pouvant pas être écartés et ignorés. A Samadai, depuis que le plan de gestion a été mis en place, les opérateurs ne sont plus en mesure de « garantir » les dauphins aux visiteurs, puisqu’ils doivent attendre dans une zone prévue à cet effet que les animaux recherchent d’eux-mêmes la rencontre. Par conséquent, de nombreux touristes préfèrent aujourd’hui tenter Sataya, même si le site est beaucoup plus éloigné, à deux heures de navigation environ de la côte la plus proche. De fait, restreindre l’accès à tous leurs lieux de repos sans pour autant l’interdire totalement, face à l’augmentation constante du nombre de visiteurs, est sans doute la seule solution pour continuer à allier l’immense bonheur de les côtoyer et le respect de la vie sauvage, tout en protégeant l’économie locale.

Un plan de gestion en 3 zones
Comme cela a déjà été fait ailleurs en Égypte, par exemple à Ras Samadai, 3 zones pourraient être délimitées par des bouées — une mise en place simple et peu coûteuse — dans le ventricule ouest du lagon, le plus utilisé par les animaux.
Une zone A entièrement interdite, comprenant la passe d’entrée et de sortie du lagon la plus utilisée par les dauphins ainsi que leur zone de repos favorite dans le lagon.
Une zone B uniquement autorisée aux nageurs mais interdite aux embarcations. Les dauphins pourront ainsi, dans leurs phases éveillées, venir à la rencontre des nageurs sans y être contraints et sans subir les nuisances des embarcations à moteur. Cela offrira aussi aux nageurs des conditions de rencontre avec les dauphins de bien meilleure qualité et davantage de sécurité, puisqu’il n’y aura plus de déplacements de bateaux dans la zone.
Dans le reste du lagon (zone C), embarcations et nageurs pourront évoluer librement.

Un acrobate hors du commun

Le dauphin à long bec (stenella longirostris) est, comme son nom l’indique, reconnaissable à son long rostre, muni de dents tranchantes, et, par ailleurs, à son corps particulièrement effilé. Il peut mesurer jusqu’à 2,40 mètres et peser plus de 75 kilos. Il est considéré comme le plus « acrobate » de la grande famille des dauphins, capable d’effectuer d’admirables vrilles en tournant jusqu’à 7 fois sur lui-même hors de l’eau ! C’est aussi l’une des espèces les plus bavardes ! Il présente un langage particulièrement intense, un vrai bonheur pour nos oreilles. Il se déplace le plus souvent en bancs qui regroupent des dizaines d’individus, parfois davantage. Il se nourrit de petits poissons, mais aussi de calmars et de crevettes, qu’il capture généralement de nuit avant de regagner le jour un lagon protecteur où il peut se livrer sans danger à toutes ses activités sociales et se reposer sans se soucier des prédateurs. La sexualité semble occuper une grande place dans la vie de l’espèce comme dans celle d’autres delphinidés : les femelles ont généralement plusieurs partenaires durant la période de fécondité, et donnent naissance à un seul petit après une gestation de 10 à 11 mois. Le nouveau-né, qui ne mesure à la naissance pas plus de 75 centimètres, est allaité pendant un à deux ans. Le dauphin à long bec, dont il existe en fait 4 sous-espèces, est une espèce relativement commune des eaux chaudes, de la mer Rouge aux Bahamas, en passant par la Polynésie et les Antilles. Mais il ne fréquente pas les eaux tempérées de Méditerranée ou de l’Atlantique.
Témoignage, Léane 15 ans, éco-voyageuse
« Chaque rencontre est vraiment différente ! Le premier jour, par exemple, quand j’ai pu me mettre à l’eau, une vingtaine de dauphins se sont approchés avec leurs bébés, mais ils n’avaient pas envie de socialiser, ils ont juste continué leurs activités sans se soucier de notre présence, même si quelques jeunes sont venus à notre rencontre. J’ai aussi eu la chance de voir des Tursiops (ndlr : une autre espèce de dauphins, communément appelée « dauphin à gros nez ») - il y en a parfois quelques-uns dans le lagon - alors que j’étais en train de me balader avec mon père. Mais la plus belle rencontre a finalement eu lieu le dernier jour. Nous étions en snorkeling dans le lagon, dans deux mètres d’eau sur le fond de sable blanc, lorsque des jeunes et des adultes se sont approchés. Nous ne les avions pas vus et, cette fois, ils sont venus chercher le contact. Un moment magique ! Quand ils sont décidés, ils viennent tout près… Le mieux est alors de ne pas bouger, de rester groupés, jusqu’à ce qu’ils se rapprochent et qu’ils donnent eux-mêmes finalement le signal du jeu. À ce moment-là, on peut descendre un peu en apnée, tourner, faire des pirouettes, ils font pareil et il y a vraiment une interaction avec eux. J’ai aussi participé, comme tous ceux qui le souhaitent, à l’observation et à la collecte de données depuis la vigie, avec des jumelles. Deux par deux ou à plus, mais toujours supervisés par Valérie ou Pauline, il s’agissait de noter la présence des bateaux et des baigneurs dans la zone des dauphins, et d’observer également, toutes les cinq minutes, leur localisation et leurs activités, comme les périodes d’évitement, de socialisation, de repos ou de navigation. On apprend à reconnaître ce qu’ils sont en train de faire et c’est en fonction de ces observations que l’on décide de tenter une mise à l’eau ou pas ! »

En savoir plus et/ou participer aux voyages éco-participatifs liés au projet, rendez-vous sur le site dolphinesse.fr ou ultramarina.com.
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