
Un pilier alimentaire pour les cités méditerranéennes
Dans les cités grecques comme dans les provinces de Rome, la mer était une source alimentaire stratégique. Dès l’époque archaïque, les populations installées sur les côtes dépendaient des ressources marines pour compenser les limites de l’agriculture locale. En Grèce, les sources littéraires attestent de l’importance du poisson dès le VIIIe siècle av. J.-C. : Homère évoque les pêcheurs dans l’Odyssée, et les comédies d’Aristophane regorgent de références aux produits de la mer.
Athènes au Ve siècle av. J.-C. disposait d’un marché aux poissons très actif sur l’Agora. Les espèces étaient vendues fraîches ou salées, selon les capacités de conservation. Certaines étaient accessibles à tous - comme les sardines ou les mulets - tandis que d’autres, comme les rougets ou les thons, étaient prisées des élites. La situation était comparable à Rome : les marchés de la capitale, notamment celui du Forum Boarium, voyaient circuler une grande diversité d’espèces, dont certaines venaient de loin.
Techniques de pêche : entre observation et inventivité
Les Grecs et les Romains faisaient preuve d’une remarquable diversité dans les techniques de pêche. La senne - un filet trainé par deux barques ou ramené à la main depuis la plage - était l’un des dispositifs les plus utilisés pour capturer les bancs de petits poissons. Les filets maillants, fixés verticalement dans l’eau, permettaient d’attraper les poissons qui s’y empêtraient.
La pêche à la ligne était pratiquée avec des hameçons en os ou en métal, et des appâts variés, allant des petits poissons aux morceaux de viande. Les nasses en osier ou en terre cuite étaient efficaces pour piéger murènes, congres et crustacés. Le poisson nocturne pouvait être attiré par la lumière de torches fixées à l’avant des embarcations, une technique connue des deux civilisations.
Les Romains ont également développé l’usage des viviers côtiers (piscinae) : ces bassins, construits dans les villas maritimes, notamment en Campanie, servaient à stocker des poissons vivants jusqu’à leur consommation. La qualité de l’eau était assurée par un ingénieux système de canaux marins.
Espèces emblématiques et savoirs naturalistes
Aristote, dans ses traités biologiques, fournit des descriptions précises des poissons de Méditerranée. Il distingue les espèces en fonction de leur mode de reproduction, leur comportement migratoire ou leur habitat. Il note par exemple que les thons remontent vers la mer Égée au printemps et redescendent vers l’Atlantique à l’automne.
Le thon rouge, en particulier, faisait l’objet de grandes campagnes de pêche en mer Égée, au large de la Sicile ou dans le détroit de Gibraltar. Des pièges fixes en filet étaient disposés dans des zones connues de passage migratoire. Le poisson était ensuite découpé, salé, conservé ou consommé directement.
Parmi les autres espèces recherchées figuraient les murènes - souvent élevées dans les viviers -, les rougets, les daurades, les maquereaux, les sardines, les congres et même les poulpes. Certaines étaient vendues entières, d’autres transformées en salaisons ou en sauces. Le goût pour certaines espèces variait selon les époques, mais les textes évoquent souvent une hiérarchie gastronomique assez marquée, où le prestige social passait aussi par le contenu des assiettes.

Une économie structurée et largement diffusée
Dès le IVe siècle av. J.-C., la pêche n’était plus une activité exclusivement locale. De nombreuses cités se spécialisèrent dans la transformation du poisson. Délos, Carthage, Gadir (Cadix), Tarraconaise ou Leptis Magna abritaient de véritables complexes de production. Les poissons y étaient découpés, salés, séchés ou fermentés. L’un des produits les plus caractéristiques de cette époque reste le garum, une sauce obtenue par macération de viscères de poisson dans le sel, très appréciée à Rome.
Des amphores contenant du garum, des salaisons ou des poissons marinés circulaient dans tout l’Empire. Le marquage des amphores indique le nom du producteur, la qualité du contenu, et la destination commerciale. Certaines fabriques comme celles de Baelo Claudia en Bétique ont été entièrement mises au jour par l’archéologie. Ces centres pouvaient produire plusieurs milliers de litres de sauce par an, destinés à Rome ou à d’autres villes de l’Empire.
Les ports jouaient un rôle clé dans cette logistique : les bateaux transportaient les poissons frais pour les marchés, ou les conserves vers les entrepôts impériaux. Certaines provinces, comme l’ancienne Maurétanie tingitane (nord du Maroc), étaient réputées pour la qualité de leurs produits halieutiques et intégrées dans les circuits économiques impériaux.
Une activité encadrée et fiscalisée
L’ampleur de la pêche et du commerce maritime justifiait une réglementation spécifique. À Athènes, dès le IVe siècle av. J.-C., les marchés de poissons étaient soumis à un contrôle public : les prix, les poids et la qualité étaient surveillés par des magistrats. Des peines étaient prévues en cas de fraude, comme le mélange de poissons frais et avariés.
À Rome, les concessions de pêche pouvaient être attribuées par l’État ou vendues aux enchères. Des droits de passage étaient perçus sur les cargaisons de poissons dans certains ports. Les inscriptions retrouvées dans les provinces témoignent d’une organisation fiscale très précise, avec parfois des exemptions ou des statuts particuliers pour les producteurs les plus importants.
Certains empereurs, comme Auguste, ont encouragé la production de viviers et la diffusion du poisson dans l’Empire, notamment dans les campagnes où l’approvisionnement en produits de la mer était plus difficile. La gestion de ces ressources était donc pensée à l’échelle impériale, en lien avec les réseaux de transport, les besoins de l’armée et ceux des grandes cités.
Une activité présente dans la culture et les représentations
La pêche était aussi présente dans l’imaginaire antique. De nombreux mosaïques romaines représentent des scènes de pêche, parfois avec une précision remarquable dans le geste et l’équipement. Des statuettes ou objets décoratifs illustrent les poissons les plus appréciés, comme les rougets ou les murènes.
La littérature, de Théocrite à Juvénal, évoque les pêcheurs, leurs efforts, leurs techniques ou leur condition modeste. Si certains auteurs antiques critiquent l’ostentation des banquets de poissons rares, d’autres louent la simplicité d’un repas maritime. Dans les Halieutiques, Oppien célèbre même la beauté et l’intelligence des poissons, soulignant une forme de respect pour ce monde marin si central dans la vie des Anciens.
À l’époque grecque comme romaine, la pêche en mer était bien plus qu’une nécessité : elle relevait d’un savoir-faire technique, d’un système commercial efficace et d’une culture commune autour de la mer nourricière. Les espèces étaient connues, les migrations observées, les techniques perfectionnées. Des communautés entières vivaient de cette activité, qui contribuait à la richesse des cités et à la stabilité de l’Empire. En retraçant cette histoire, on saisit combien la mer était déjà, dans l’Antiquité, un espace maîtrisé, observé, et structuré autour des besoins humains.