
Entre récit de voyage, enquête scientifique et aventure humaine, l’histoire de Pythéas est celle d’un pionnier discret mais déterminant. Un explorateur oublié qui, bien avant les grandes découvertes, a tenté de repousser les frontières du savoir humain.
Massalia : la Méditerranée comme point de départPythéas naît vers 350 av. J.-C. à Massalia (ancien nom de Marseilles) une cité grecque fondée deux siècles plus tôt par des colons venus de Phocée, en Asie Mineure. Située à l’intersection de nombreuses routes commerciales, la ville est prospère, ouverte sur le monde. On y parle grec, on y échange avec les Gaulois, on y accueille des navigateurs, des savants et des marchands venus de tout le pourtour méditerranéen.Dans ce creuset cosmopolite, la science grecque s’épanouit, notamment l’astronomie. On s’interroge sur la forme de la Terre, on scrute le ciel, on commence à modéliser la sphère céleste. C’est dans cette atmosphère que Pythéas développe une conviction audacieuse : la Terre est ronde, et ses phénomènes célestes peuvent être observés et démontrés par la navigation.Massalia devient alors la première cité du monde à déterminer sa latitude à l’aide d’instruments et de calculs géométriques. Un détail qui en dit long sur l’environnement intellectuel dans lequel baigne le futur explorateur.
Un projet fou : aller voir si le soleil se couche toujoursC’est une idée simple, mais qui va bouleverser son époque : et si, en allant suffisamment au nord, on finissait par atteindre une région où le Soleil ne se couche jamais en été ? Cette hypothèse, issue de la géométrie céleste, semble folle pour beaucoup. Mais pour Pythéas, elle mérite qu’on y consacre un voyage.Vers 325 av. J.-C., il équipe un navire, rassemble quelques compagnons et quitte Marseille. Son objectif : vérifier par l’observation que les cycles du Soleil varient selon la latitude. Un pari à haut risque dans un monde où les terres au nord de la Gaule sont encore en grande partie inconnues.

Une route longue et incertaineLe périple de Pythéas reste en partie mystérieux, faute de texte original conservé. Mais les auteurs antiques qui l’ont cité permettent de reconstituer les grandes lignes. Il passe le détroit de Gibraltar (alors appelé les colonnes d’Hercule), longe les côtes ibériques, puis remonte le long du littoral atlantique jusqu’à la Bretagne. Il passe probablement par l’île d’Ouessant, puis traverse la Manche.Il atteint enfin une grande île qu’il décrit en détail : la Bretagne, autrement dit la Grande-Bretagne. Il est le premier à la cartographier sommairement, à en estimer la taille, et à en décrire les habitants. Il note que l’île a une forme triangulaire, et estime son périmètre à environ 42 500 stades – l’équivalent de 7 800 km, une approximation étonnamment juste pour l’époque.Mais là encore, ce n’est qu’un début. Son voyage a une visée plus ambitieuse : atteindre la mystérieuse Thulé, un point encore plus septentrional, là où le Soleil ne disparaît plus.
Thulé : à la lisière du mondeAprès six jours de navigation vers le nord depuis les côtes britanniques, Pythéas atteint une terre inconnue qu’il appelle Thulé. Sa description correspond à une île proche du cercle polaire arctique. Il y observe un phénomène fascinant : le soleil de minuit. Pour lui, la théorie est confirmée. À certaines latitudes, en été, le Soleil reste visible 24 heures sur 24.Le lieu exact reste débattu. Certains chercheurs penchent pour l’Islande, d’autres pour la Norvège, les îles Féroé, ou même le nord de l’Écosse. Quoi qu’il en soit, Pythéas a mis les pieds bien au-delà des limites géographiques connues par ses contemporains.Il s’arrête là où commence la banquise, au seuil de la « mer figée », où le bateau ne peut plus avancer. Il observe, décrit, note. L’expédition touche à sa fin, mais l’essentiel est accompli.
Une moisson d’observations scientifiques inéditesSi le voyage est remarquable par sa portée géographique, il l’est aussi – et peut-être surtout – par la rigueur de ses observations. Pythéas n’est pas un aventurier romantique, c’est un scientifique. Il établit un lien clair entre les marées et la Lune, une avancée majeure dans la compréhension des phénomènes naturels.Il utilise des instruments rudimentaires mais efficaces pour calculer la latitude des lieux visités. Il décrit avec précision des phénomènes alors inconnus dans le monde méditerranéen : aurores boréales, nuits blanches, oscillations extrêmes du jour et de la nuit.Ses récits mentionnent également les peuples rencontrés, leurs modes de vie, leurs habitations, leurs pratiques agricoles. Il note par exemple que les habitants de Thulé cultivent des céréales et produisent du miel, un détail surprenant pour les Grecs, qui imaginaient ces régions comme inhabitées et hostiles.

Une œuvre disparue, une influence durableL’œuvre de Pythéas, vraisemblablement intitulée Sur l’Océan, n’a pas traversé les siècles. Elle fut pourtant citée par de nombreux auteurs antiques. Strabon, Diodore de Sicile, Pline l’Ancien et d’autres en discutent – parfois pour l’encenser, parfois pour en douter.Strabon notamment, écrit plus de deux siècles après Pythéas, remet en cause plusieurs de ses affirmations, les jugeant invraisemblables. Mais il est probable qu’il n’ait jamais eu accès au texte original, ce qui n’empêche pas ses critiques d’avoir longtemps jeté le doute sur la réalité du voyage.Il faudra attendre le XIXe siècle et l’essor de la philologie pour que les savants reconstituent, à partir des citations et fragments conservés, l’importance réelle de Pythéas. Aujourd’hui, la communauté scientifique s’accorde à dire que son voyage a bien eu lieu, et qu’il marque une avancée majeure dans l’histoire de la géographie et de l’astronomie.
L’héritage : ouvrir la voie à la science moderneLe travail de Pythéas ne s’arrête pas à ses propres découvertes. Il inspire ceux qui lui succèdent. Un siècle plus tard, le savant grec Ératosthène, lui aussi convaincu de la rotondité de la Terre, s’appuiera sur des calculs similaires pour estimer sa circonférence à 40 000 km – une valeur étonnamment proche de la réalité.En reliant navigation, observation du ciel et étude des peuples, Pythéas pose les bases d’une approche scientifique de l’exploration. À une époque dominée par les récits mythologiques, il démontre qu’il est possible de décrire le monde tel qu’il est, non tel qu’on l’imagine.
L’histoire a mis du temps à reconnaître la valeur de Pythéas. Ni conquérant, ni commerçant, il est d’abord un esprit libre. Ce qu’il cherche, ce n’est pas la gloire ni la richesse, mais la vérité. Il part pour comprendre le monde, et revient avec une vision élargie de la Terre, du ciel, et de l’humanité.
Il reste aujourd’hui comme l’un des premiers à avoir abordé scientifiquement l’exploration. Un explorateur méthodique, précis, et résolument tourné vers l’inconnu.