
Un cargo à voile devenu légende malgré lui
Quand il sort des chantiers Dubigeon de Nantes en 1896, le Belem n’a rien d’un futur emblème national. C’est un cargo à voile robuste, construit en acier riveté, destiné à transporter cacao, sucre et rhum entre le Brésil, la Guyane, les Antilles et la France. Sa silhouette fine, ses grands mâts, ses 22 voiles et ses lignes tendues en font un voilier efficace pensé pour les longues traversées de l’Atlantique.
Dès les premières années, le destin s’en mêle. En 1902, alors qu’il charge à Saint Pierre de la Martinique, le Belem quitte la rade quelques heures avant l’éruption de la montagne Pelée qui rase la ville et fait des dizaines de milliers de victimes. Ce départ in extremis lui offre une première place dans l’histoire maritime et contribue à forger sa réputation de miraculé.
Un tour du monde de propriétaires et de transformations
Avec l’essor de la vapeur, les grands voiliers de commerce sont peu à peu relégués. Beaucoup sont démolis. Le Belem, lui, change de vie. Il attire l’attention de riches propriétaires britanniques et devient yacht privé pour le duc de Westminster. Les aménagements intérieurs sont complètement repensés, les cales à marchandises laissent place à des salons, des cabines cossues, un univers de boiseries et de confort.
Quelques années plus tard, il passe entre les mains de la famille Guinness. Le voilier navigue alors comme yacht de plaisance, transformé sans perdre sa majesté, croisant entre mer du Nord, Atlantique et Méditerranée. Nouvelle mutation en 1951 quand une fondation italienne l’acquiert et en fait un navire école rebaptisé Giorgio Cini. Pendant près d’un quart de siècle, il forme des générations de marins italiens en Adriatique. Son rôle change, mais le gréement reste, la silhouette aussi. Cette capacité à se réinventer sans se renier explique en grande partie son aura actuelle.
Une renaissance française spectaculaire
Au milieu des années 1970, le Belem est repéré à Venise par des marins français qui comprennent qu’ils ont sous les yeux un trésor presque intact. La Caisse d’Épargne décide de financer son rachat et son retour en France. Commence alors une restauration en profondeur, à la fois technique et patrimoniale.
On reconstitue la mâture, on remet en état les espars, on restaure les voiles, on revisite les intérieurs pour retrouver l’esprit du voilier marchand d’origine tout en respectant les normes de sécurité contemporaines. Le navire est ensuite classé monument historique, ce qui consacre son importance dans le patrimoine maritime français.
Au début des années 1980, le Belem reprend la mer sous pavillon tricolore. Il devient voilier école, navire de prestige, plateforme pédagogique et ambassadeur d’un savoir faire marin qui aurait pu disparaître avec l’ère de la voile marchande.

Une silhouette qui fascine partout où elle passe
Voir arriver le Belem, c’est d’abord voir grandir une forêt de mâts à l’horizon. Trois mâts, 22 voiles, environ 1 200 m2 de toile, une coque noire aux œuvres vives impeccablement entretenues, des kilomètres de cordages : la silhouette du trois mâts barque impressionne même les marins aguerris.
Lors des grands rassemblements maritimes à Brest, Rouen, Douarnenez, lors d’escales à La Rochelle, Nantes, Marseille ou Lisbonne, il reste l’un des navires les plus photographiés. Les ponts vernis, la figure de proue, la dentelle de haubans et d’enfléchures composent un décor qui n’a rien d’un musée figé. Le Belem est un navire qui vit, qui manœuvre, qui sort en mer dès que la météo le permet.
Un acteur majeur des grands événements nautiques
Ces dernières années, le Belem s’est imposé comme l’un des invités incontournables des grands rendez vous maritimes. On le retrouve aux fêtes maritimes de Brest, aux Armadas de Rouen, à Escale à Sète, aux grands rassemblements de vieux gréements en Atlantique comme en Méditerranée. À chaque fois, il joue un rôle central dans les parades, les défilés nautiques et les cérémonies officielles.
Son rôle lors des Jeux olympiques de Paris 2024 a marqué une nouvelle étape. Pour la première fois de l’histoire, la flamme olympique a été convoyée par la mer à bord d’un grand voilier entre Athènes et Marseille. Pendant 12 jours de navigation, le Belem a parcouru environ 1 200 milles nautiques avant de faire une entrée spectaculaire dans le Vieux Port, accueilli par une armada de bateaux et une foule immense massée sur les quais.
Ce type de mission renforce son statut d’icône maritime : le navire n’est pas seulement un témoin du passé, il participe à des moments forts de l’actualité sportive et culturelle française.
Un voilier ouvert au public, très demandé à chaque escale
L’autre facette essentielle du Belem aujourd’hui, c’est son accessibilité. Tout au long de l’année, lors de nombreuses escales, le trois mâts ouvre ses ponts aux visites publiques. À Toulon, Antibes, Marseille, Nantes, La Rochelle ou Athènes, des milliers de visiteurs montent à bord pour découvrir la vie d’un grand voilier traditionnel.
Les parcours de visite permettent de circuler sur plusieurs niveaux, de la dunette aux espaces de vie, avec des panneaux qui racontent l’histoire du navire, expliquent les spécificités du gréement et retracent ses différentes vies, du cargo au navire école.
En parallèle, la Fondation Belem organise régulièrement, en lien avec le Musée national de la Marine, des rencontres avec l’équipage, des conférences et des présentations de la saison à venir. Ces événements prolongent l’expérience à terre, en donnant au public l’occasion d’échanger avec ceux qui font vivre le navire au quotidien.

Un voilier école où tout se fait encore à la main
À bord, la modernité reste discrète. Le Belem dispose bien de moyens de navigation contemporains pour la sécurité, mais l’essentiel du travail se fait à la force des bras. Hisser les vergues, border les voiles, affaler au bon moment, virer de bord, régler la toile en fonction de la brise : tout passe par des gestes précis, coordonnés, appris et répétés.
Les stagiaires embarqués participent à toutes les manœuvres. La journée type alterne entretien du navire, conférences sur l’histoire du trois mâts, formation à la manœuvre traditionnelle, ascension des mâts pour ceux qui le souhaitent, quarts de nuit, observation de la mer et du ciel.
Ce n’est pas une croisière de plaisance. C’est une immersion. On y découvre le poids d’une écoute sous tension, la concentration nécessaire pour garder un cap, la solidarité d’un équipage qui doit faire corps pour manœuvrer un tel voilier.
Un géant fragile mais entretenu comme un trésor
Sous son allure de géant solide, le Belem reste un navire ancien qui demande une attention permanente. Chaque hiver ou presque, il passe par la cale sèche pour la révision complète de la coque, la vérification du bordé, le contrôle des œuvres vives, l’entretien des cuivres, la remise à niveau des systèmes de sécurité.
Le gréement est suivi au plus près, les voiles sont régulièrement renouvelées ou réparées, les pièces de bois changées avant d’être fatiguées. Cette vigilance constante permet au trois mâts d’enchaîner les saisons de navigation en restant parfaitement conforme aux exigences actuelles.

Un futur résolument tourné vers la jeunesse
Depuis quelques années, la Fondation Belem multiplie les programmes à destination des jeunes. Certains embarquent comme éclaireurs, d’autres comme stagiaires pour participer à des Tall Ships Races ou à des traversées au long cours. Pour beaucoup, ces navigations sont des expériences fondatrices, parfois même des déclencheurs de vocation vers des métiers de la mer, de l’écologie ou de la charpente navale.
Le navire devient ainsi un outil d’émancipation autant qu’un lieu de mémoire. En offrant à des jeunes de tous horizons la possibilité de vivre une vie de bord exigeante, il montre que la mer peut être un terrain de reconstruction, d’engagement et de projets d’avenir.
Il reste ce trait d’union rare entre mémoire et action : un navire qui raconte un siècle d’histoire maritime tout en continuant à écrire la sienne, au rythme du vent et des escales. Tant qu’il y aura des mains pour tirer sur ses aussières, hisser ses voiles et entretenir sa coque, le Belem restera cette figure singulière de liberté, d’endurance et de mer vivante.
vous recommande