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Issu du catamaran olympique, skipper à succès du trimaran de 50’ Trilogic (Route du Rhum, Ostar, Fastnet…) passé par Fountaine-Pajot, quand Eric Bruneel crée en 2010 le chantier Neel, il propose inévitablement des voiliers. Pourtant, 10 ans et quelques 120 bateaux produits plus tard, il lance une gamme de trimarans à moteurs subtilement baptisée Leen.
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Comment est née l’idée de développer une gamme moteur ?
"Sur toute notre gamme voile on enregistrait depuis toujours des consommations au moteur très intéressantes par rapport à des monocoques ou même des catamarans de même taille. Les coques des trimarans ont une résistance à l’avancement très faible, elles traînent très peu d’eau. Mais le vrai déclic c’est notre architecte naval, Bernard Nivelt, qui est venu nous voir en nous proposant de faire un trimaran à moteur, convaincu qu’il y aurait un delta de consommation très favorable. Pour la grande croisière, le trimaran offre aussi des avantages importants en comportement à la mer, en sécurité par mer formée voire par mer dure, moins de roulis au mouillage, toutes conditions dans lesquelles les flotteurs latéraux stabilisent le bateau. En y associant notre concept d’aménagements de plein pied, on se retrouve avec des surfaces habitables vraiment très séduisantes. Au-delà de cette approche architecturale, nous avons réfléchi en tant que chantier, et là, il n’a échappé à personne que la voile est une « niche » sur le marché de la plaisance dominé à 80% par le moteur. Donc cela faisait du sens d’être présent sur ce secteur. Qui plus est, nous avons aussi été poussés quelque peu par le marché car, à plusieurs reprises, nous avons eu des clients qui auraient bien enlevé le mât ! Souvent pour des questions d’âge, après avoir fait beaucoup de voile dans leur vie."
Vous qui venez de la voile, et même de la voile de compétition, comment avez-vous procédé pour développer cette gamme ?
"Nous ne voulions entrer sur le marché du bateau à moteur, autour duquel il y avait visiblement un consensus, que si nous apportions quelque chose qui ne s’était jamais fait avant. C’est ce que nous aimons bien faire depuis quarante ans que nous construisons des bateaux à différents titres. C’est dans notre ADN, mais cela doit aussi faire du sens, être dans notre époque, répondre immédiatement à une clientèle prête à devenir propriétaire. Nos clients doivent s’y retrouver. Pour cela nous avons voulu faire un bateau qui soit dans nos valeurs, un vrai bateau de voyage, sur lequel on se sent prêt à affronter la haute mer avec un pont avant extrêmement défendu. On pourra avancer idéalement à 10-12 nœuds, mais si on réduit à 6-8 nœuds, on pourra vraiment effacer de gros coups de vent. A l’intérieur, rien de clinquant, le bateau sera dans nos codes esthétiques habituels, extrêmement épuré."
Comment avez-vous adapté la motorisation à ce programme de grande croisière ?
"Nous savions dès le départ que nous serions très « fuel efficient » comme disent les anglo-saxons. Notre consommation sera 3 à 5 fois moindre qu’un trawler monocoque et 2 à 3 fois moindre qu’un catamaran, grâce à la longue coque centrale au coefficient prismatique extrêmement faible. Nous avons développé en interne une motorisation hybride. En coque centrale nous aurons un gros moteur principal thermique Heavy-Duty aux capacités transocéaniques. Et il y aura en plus une motorisation secondaire électrique avec un moteur dans chaque flotteur. Ils ont trois fonction : remplacer le propulseur d’étrave, quitter ou arriver dans un mouillage en tout électrique (environ 1.5 h. d’autonomie grâce à une importante capacité de batteries lithium), et enfin assurer la redondance du moteur principal thermique, ce qui apparaît comme un atout fondamental pour le programme de nos clients. Que ce soit en thermique avec Cummins ou en électrique avec les néerlandais de Bellmarine, nous avons fait appel à des spécialistes de la motorisation professionnelle."
Quel public visez-vous avec la gamme LEEN trimarans ?
"Les deux premiers clients privés ont des projets de navigation nordique, des régions où le bateau à moteur a beaucoup de sens, les trois autres seront utilisés à titre professionnel. Nous sommes très attachés à l’idée que chaque bateau correspond à un programme. Nos voiliers sont parfaits pour certaines routes de voyage, et nous voulons faire la même chose avec les Leen sur d’autres routes, complémentaires de celles de nos voiliers, notamment vers le Nord, mais aussi en Méditerranée par exemple où cela peut faire du sens aussi."
Avez-vous eu peur de phagocyter la marque voile NEEL en créant une gamme moteur ?
"Pour nous le risque est très faible voire inexistant. Déjà il y a une question de budget. Les premiers Leen, de 56 à 72 pieds, attaquent le marché par le haut, même si nous aspirons à proposer une gamme complète. Ensuite, les clients que nous rencontrons semblent mûrs pour une direction ou bien l’autre. Ils arrivent chez Leen déjà persuadés que c’est le bon moment dans leur vie de marin pour passer au moteur, ou que c’est le bon support pour ce qu’ils veulent faire."
La production de ces trimarans à moteur est-elle différente de celle des voiliers ?
"Oui, il y a une grande différence stratégique. Il y a trois ans nous avons fait de la croissance externe en faisant l’acquisition de Techni Yachts Pinta à La Rochelle, car nous avions besoin de surface de production. Or ce chantier avait une expertise très pointue dans la construction de catamarans à l’unité par panneaux plans réalisés sur marbre. Ils avaient en plus développé un savoir-faire unique au monde pour fabriquer ces bateaux à l’endroit, donc sans avoir besoin de les retourner comme cela se faisait traditionnellement, ce qui aurait été problématique pour des multicoques. Bernard Nivelt a immédiatement compris que cette solution était parfaitement adaptée, tant au niveau technique qu’au niveau des formes, les bouchains répondant au besoin de rigidité. Sur 50m de long dans l’atelier, ce procédé de fabrication permet de construire deux Leen simultanément, ce qui va nous permettre de monter en puissance, de 3 bateaux cette année à 6 l’an prochain et jusqu’à 10 par an. Cela nous permet de lancer et enchaîner la production sans avoir à investir dans des moules de coques, ni dans de nouveaux bâtiments pour les accueillir, tout en gardant une certaine souplesse. Entre les réflexions de départ et la réalisation des coques, en l’absence de moules, Bernard Nivelt a du temps pour bien adapter les formes au poids, d’accepter et de réaliser des petites modifications custom pour les clients, à isocoûts."
Economiquement parlant, que devrait vous apporter cette diversification ?
"En période normale, hors-COVID, notre business-plan était d’atteindre rapidement les 20 puis 25 Mo d’Euros. Ce sera plutôt 15 cette année puis 18 Mo d’Euros l’an prochain, et avec la montée en puissance de LEEN notre objectif est de réaliser 20 Mo d’Euros de CA dans les deux ans qui viennent. LEEN nous permet de continuer à croître de 17% cette année malgré la crise. Si elle venait à perdurer un ou deux ans de plus, ce qui est une hypothèse que nous considérons, multiplier les modèles nous permet de maintenir notre niveau d’activité global. Qui plus est, la polyvalence de nos ateliers et de nos opérateurs, sur laquelle nous travaillons depuis des années, me permet de bien dormir. Nous sommes armés pour passer la crise."